Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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patrologie (suite)

D’autre part, l’axe du ive-ve s. marqua l’apogée et la disparition tragique du christianisme en Afrique du Nord. À Carthage, après le très remarquable pionnier de la théologie latine qu’avait été le fougueux rhéteur Tertullien* (entre 155 et 160 - v. 220), la palme d’un Père de l’Église incontestable était revenue à l’évêque martyr Cyprien* (v. 200-258). Mais, justement en notre fameux « âge d’or », l’un des trois ou quatre génies produits par le christianisme antique allait dominer la chrétienté de son temps et marquer pour des millénaires l’évolution des doctrines chrétiennes en Occident : c’est Augustin*, né en 354, évêque d’Hippone entre 395 et 430. Témoin ultime et éminent de la mutation d’une civilisation universelle dont le christianisme récusait les fondements théoriques tout en assimilant ses valeurs d’humanisme, cet amant passionné de la vérité, en quête inlassable de la sienne, récapitule, à lui seul, la signification globale et permanente des Pères de l’Église, tels qu’ils sont étudiés par la patrologie contemporaine.

Avant d’arrêter cette brève esquisse topographique de ces Pères, il reste à mentionner quelques figures isolées. Vers la fin du iie s. et aux premières années du iiie, Irénée*, évêque de Lyon, brilla d’un éclat incomparable. Asiate de naissance, grec par la culture, mais surtout nourri de la Bible et au fait des difficultés doctrinales de toutes les Églises d’Orient ou d’Occident, il fut le premier théologien biblique et systématique, issu de la tradition judéo-chrétienne du début de notre ère. Avant Origène, qui devait marquer plus que lui la théologie et l’exégèse des siècles futurs, il entreprit de défendre la foi des Églises contre l’envahissante séduction du gnosticisme. D’autre part, juste au seuil de l’âge d’or des Pères, meurt le fondateur de l’histoire ecclésiastique, Eusèbe de Césarée. Enfin, deux noms fixent les bornes de l’ère patristique et inaugurent le Moyen Âge des moines : en Orient le mystique et l’héroïque moine Maxime le Confesseur (v. 580-662), en Occident l’encyclopédique Isidore (v. 560-636), archevêque de Séville.


La patrologie des théologiens

La réalité globale des Pères de l’Église, suggérée par cette esquisse topographique, paraît énorme. Elle suppose deux approches, dont chacune met en jeu de multiples disciplines critiques, toutes complémentaires les unes des autres. Puisqu’il s’agit d’abord d’une réalité d’Église et que les autorités invoquées le sont surtout en vertu de leur doctrine religieuse, une tâche essentielle revient aux théologiens et aux gens d’Église, dépositaires obligés de cet antique héritage : qu’ils en assurent la transmission matérielle et en facilitent la compréhension pour les nouvelles générations, rendues étrangères à la culture de l’Empire disparu ! Telle fut la préoccupation des écoles monastiques du haut Moyen Âge, des universités naissantes avec leurs maîtres et glossateurs des « sentences » (soit celle des « Pères » !), des humanistes du xvie s., comme Érasme*, ou des moines savants du xviie s., tels les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, ou Mauristes*, auxquels on doit en particulier les premières grandes éditions imprimées des Pères grecs. Même les érudits protestants, professeurs dans les universités allemandes du xixe s. et au début du xxe, avec leurs histoires des dogmes et les collections de textes en édition critique qu’ils fondèrent, demeurent dans la ligne de cette première approche du fait global des Pères, grevée d’intentions doctrinales et destinée à modeler leur image présente au nom d’un certain caractère normatif, valable en principe pour les Églises chrétiennes de tous les temps.

À cet égard, la patrologie reste une science annexe de la théologie* dans la mesure où elle fournit à cette dernière la documentation requise, lui permettant d’y appuyer son effort de cohérence doctrinale sur l’autorité vérifiable des Pères. En même temps, l’interprétation des vues de ces derniers au sujet des vérités centrales de la foi constitue une part non négligeable de la théologie elle-même, dans toute la mesure où les positions actuelles des théologiens entraînent une discussion critique et une réinterprétation de la tradition théologique dominée par les Pères. Enfin, une carence fatale pour la théologie comme telle résulterait sans aucun doute de la dérobade des théologiens devant l’impérieux devoir d’entreprendre un examen lucide de leur propre situation par rapport à la tradition des Pères. Ainsi le veut la nature même du christianisme.


La patrologie sécularisée

Une deuxième approche du fait global des Pères de l’Église est de plus en plus mise en œuvre dans le champ de la patrologie. Elle ne suppose aucune profession de foi personnelle chez les savants qui s’y engagent et n’obéit pas à des impératifs proprement théologiques. Elle représente la sécularisation légitime d’une étude historique du christianisme en sa genèse culturelle et son incarnation première dans la civilisation de l’Occident.

Les Pères de l’Église représentent un fait de civilisation sans précédent, puisqu’ils ont été les ardents promoteurs d’une rencontre interculturelle comme il s’en est peu produite dans l’histoire de l’humanité. Les propagandistes cultivés du judaïsme hellénisé, tel Philon d’Alexandrie au seuil de notre ère, leur avaient tracé la voie. Mais ce que les théologiens juifs n’avaient pu atteindre, simplement parce qu’ils étaient conscients et satisfaits de leur particularisme religieux dans le concert des religions orientales tolérées ou intégrées par l’autorité suprême de l’Empire, les penseurs chrétiens l’obtinrent au nom de l’évangile. Ils revendiquaient une liberté singulière à l’égard des rites du culte impérial, mais, plus encore, ils étaient portés à se détacher de leurs propres conventions de langage et de comportement pour adopter, d’une génération à l’autre, des styles nouveaux de liturgie, des formes originales de prédication, des arguments puisés dans les sources philosophiques les plus diverses. Cette sorte de révolution permanente qui affecte le discours vécu des chrétiens aux premiers siècles de notre ère se fonde essentiellement sur leur attitude vis-à-vis de la Bible. Libres de l’interpréter à la lumière de leur expérience actuelle et donc de la transposer à fond dans les catégories d’une culture étrangère au monde biblique, les chrétiens en firent la norme de leur fidélité envers l’évangile, tout en concevant celle-ci dans les termes de l’hellénisme ambiant.