Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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pastiche (suite)

Pour échapper à ces difficultés, il faut renoncer à la définition classique du pastiche (trop normative) et en proposer une qui serait structurale. Il y a pastiche, dirons-nous, chaque fois qu’un texte veut se faire attribuer un autre auteur que le sien, ou encore chaque fois que l’interférence d’au moins deux codes permet au référent réel d’un texte d’occuper la place du sujet de son énonciation. En d’autres termes, il y a pastiche chaque fois que le référent du texte peut être pris pour son auteur. Le référent réel : pour qu’il y ait pastiche, il faut en effet deux référents au texte. Soit les pastiches que l’affaire Lemoine a inspirés à Proust. L’escroquerie qui constitue cette affaire est un premier référent. Nous l’appellerons référent apparent ou référent du récit, car rien, tant qu’il est seul envisagé, ne distingue encore le pastiche de n’importe quel autre récit. Mais il y a un second référent, que, parce qu’il est spécifique au pastiche, nous appellerons le référent réel. Proust le donne dans le titre de chaque pièce : c’est le nom de l’auteur « pastiché » : « Balzac », « Flaubert », etc. On peut remarquer que le référent apparent est le même pour chacun des neuf pastiches (c’est chaque fois la même affaire) : signe qu’il n’est pas le référent du pastiche lui-même. Le référent réel, au contraire, est chaque fois différent (c’est chaque fois un nouvel auteur). D’autre part, ces deux référents sont induits chacun par un code différent : le référent apparent par la langue naturelle, l’autre par un second code dont le maniement définit le pastiche. Ce dernier code consiste dans le système diacritique des styles qui composent une littérature, système dans le paradigme desquels le pastiche n’a qu’à choisir (ainsi Proust choisit-il « Balzac, Flaubert, Renan »...). Les unités qui composent ce second code pourront être désignées « style de Balzac », « style de Flaubert », « style de Renan »... D’une part, elles se détachent actuellement, dans une même page, sur le fond de la langue naturelle (le premier code), non-style dont le contraste les fait apparaître comme style. D’autre part, elles se distinguent virtuellement, comme cela se passe dans tout système signifiant, des autres unités de ce code que son choix a exclues.

Mais ce n’est encore là que la première partie de la définition du pastiche : un texte dont le référent réel est un auteur. La seconde partie précise que cet auteur, bien qu’il ne soit pas le sien, est pris pour le sien, qu’il occupe la place du sujet. Cette illusion est produite par un renversement de la valeur du style dès l’instant où il devient l’élément d’un système diacritique. Le style, en effet, n’est généralement envisagé que comme le supplément expressif par lequel un sujet, l’auteur, marque de sa personnalité l’usage qu’il fait des possibilités sémantiques du langage. Les mots ont une valeur sémantique, mais le style a une valeur simplement expressive : il est l’effet d’un sujet. Au contraire, dans le pastiche, parce qu’il en fait la pièce d’un code, le style perd toute valeur expressive et se charge à son tour d’une valeur sémantique : il n’est plus l’empreinte dans le texte de celui qui l’a écrit ; il désigne un nom propre pris dans l’histoire de la littérature. Flaubert n’est plus alors que l’effet de « son » style.

Parce qu’il contraint le sujet de son énonciation à disparaître dans cette énonciation même, parce que l’un des effets de cette disparition est le leurre d’un autre sujet produit par la machine d’écriture (le « style ») au profit de laquelle elle s’accomplit, le pastiche peut servir d’emblème, pour qui refuse de le restreindre à ce qu’en a dit le classicisme, à une idée et à une pratique très actuelles de la littérature. Idée et pratique qui demandent de renoncer à l’opposition hiérarchique que Proust maintenait entre lecture et écriture. Dès l’instant, en effet, où l’on définit l’écriture comme la reprise transformative de textes offerts à la lecture et, réciproquement, la lecture par leur réécriture, les modalités de cet exercice protéiforme que devient alors le pastiche (avec toutes ses variétés : du pastiche proprement dit à la citation, de la parodie au plagiat) deviennent exactement coextensives au jeu intertextuel en quoi la littérature consiste. Plus précisément, penser l’intertextualité (dont la formule serait : un texte ne renvoie pas à un sujet, mais toujours d’abord à un autre texte), c’est mettre au jour le pastiche généralisé, que le classicisme a voulu recouvrir par l’idée d’une littérature où les grands écrivains s’opposeraient à leurs imitateurs.

Que le sujet d’un texte ne soit qu’un effet de son fonctionnement, cela retire au nom propre le privilège que l’idéologie classique invoquait pour faire de la littérature le produit du génie des « grands écrivains » : il est réduit à n’être plus, à son tour, que l’élément d’un des codes que le travail de l’écriture multiplie. De cette désacralisation impliquée par le pastiche naît l’idée d’une littérature anonyme, qui pourrait être décrite sans qu’il y ait à recourir à autre chose que des mécanismes et des lois impersonnels : cette littérature dont Valéry ne désespérait pas de voir un jour l’histoire écrite sans qu’un nom propre soit cité.

« La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics et tics. » Cette maxime d’Isidore Ducasse (Lautréamont), dans les Poésies, où il écrira aussi que « le plagiat est nécessaire », marque historiquement le moment où l’écriture échappe à la responsabilité du sujet individuel, où le style lui-même, cessant d’être pensé en termes de projection personnaliste, apparaît comme mécanisme.

Comme la chenille qui dit : « Je suis une vipère » ou le papillon : « Je suis une guêpe », un pastiche dit, bien qu’il soit écrit par Proust : « Je suis une page de Flaubert. » Mais il y a une autre forme de mimétisme, nous l’avons vu, dans laquelle le sujet animal se laisse, en quelque sorte, absorber par son milieu (se fait passer non pour un autre, mais pour rien) : « Dépersonnalisation par assimilation à l’espace », dit Caillois. Cette forme de mimétisme pourrait servir d’illustration au pastiche généralisé, que l’intertextualité fait apparaître dans ce qu’on a longtemps considéré comme littérature. Pastiche restreint : « Je suis une page de Flaubert. » Pastiche généralisé : « Je suis une page de littérature. » La seconde expression est de Valéry, qui donne avec elle ce qui lui apparaît, en dernière analyse, le message spécifique de toute page qui s’affirme comme page de littérature : dépersonnalisation par assimilation à l’espace littéraire.

D. H.