Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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pastiche (suite)

En 1919, Marcel Proust recueille dans Pastiches et mélanges neuf des pastiches qu’il avait écrits, de 1904 à 1909, sur un sujet pris dans l’actualité : l’escroquerie dite « affaire Lemoine ». Il fait successivement raconter cette affaire à Balzac, à Flaubert, à Henri de Régnier, aux Concourt, à Renan, à Saint-Simon ; il demande à Sainte-Beuve une critique du récit attribué à Flaubert et à Émile Faguet celle d’une pièce que l’« affaire » aurait inspirée. Quatre autres pastiches ont été retrouvés depuis dans les papiers posthumes de Proust : un second Sainte-Beuve, un Chateaubriand, un Maeterlinck et un Ruskin intitulé Étude des fresques de Giotto représentant l’affaire Lemoine.

Sans aucun doute, le début du siècle offrait à ces exercices mondains le terrain particulièrement propice d’une culture consciente de sa décadence, inquiète de son avenir et trouvant dans ces jeux à la fois l’illusion de n’avoir pas perdu sa créativité d’autrefois, la satisfaction que procure l’évocation à si peu de frais de son capital littéraire et l’apparence de lucidité que donnent certains sourires. Pour donner quelques jalons, on peut citer Ernest La Jeunesse (1874-1917), dont paraissent en 1896 les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, Paul Reboux (1877-1963) et Charles Muller (1877-1914), dont la série des À la manière de... commence à paraître en 1908 (c’est aussi en 1908 que Proust rédige la plus grande partie de ses pastiches et que le Figaro les publie) et Jean Pellerin (1895-1921) qui publie la même année que Proust ses Pastiches et mélanges et en 1919 un recueil intitulé le Copiste indiscret.

Le pastiche proustien, toutefois, échappe aux limites de tels exercices. En premier lieu, parce que sa qualité contraste avec leur pauvreté d’invention, avec leur vulgarité. Ensuite (et c’est l’explication de cette différence) parce qu’il relève d’une faculté de mimétisme qui sera chez Proust l’un des ressorts constants de son art (c’est elle qui donne leur force et leur présence à ses dialogues), bien au-delà, par conséquent, des pastiches proprement dits. Enfin parce qu’il n’est pas pour Proust une fin en soi, mais parce qu’il s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler ses années d’apprentissage, années pendant lesquelles À la recherche du temps perdu est en gestation.

Dans une note publiée dans Contre Sainte-Beuve (et rédigée approximativement à la même époque que les pastiches), Proust écrivait : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres et, tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais [...]. Je savais bien que si, n’ayant jamais pu travailler, je ne savais écrire, j’avais cette oreille-là plus fine et plus juste que bien d’autres, ce qui m’a permis de faire des pastiches, car chez les écrivains, quand on tient l’air, les paroles viennent bien vite. » Il ressort de ces lignes que, pour Proust, le pastiche constitue une activité non pas d’écriture, mais de lecture. Un pastiche réussi ne prouve pas un grand écrivain, mais un lecteur particulièrement sensible. Il représente la forme idéale de la critique : dans une lettre du 18 mars 1908, Proust écrit à Robert Dreyfus que, s’il a fait ces pastiches, c’est « par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de la critique littéraire en action ». Ce qui pose le problème du pastiche en des termes sensiblement différents de ceux de l’esthétique classique : il n’est plus question d’opposer deux formes d’imitation (l’imitation est, au contraire, condamnée globalement : « Le tout était pour moi une affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation », écrira Proust à Ramon Fernandez en 1919), mais, d’une part, deux types de lecture et, d’autre part, la lecture et l’écriture, la critique et l’art. D’une part, donc, art et intelligence s’excluant réciproquement, recourir à l’intelligence pour parler de l’art (comme, depuis Sainte-Beuve, toute critique prétend le faire), c’est se condamner à ne saisir dans une œuvre que ce qui lui est extérieur. Un pastiche réussi, au contraire, saura faire revivre quelques-unes des parcelles qui sont ses caractéristiques les plus intimes : contre-pied exact de l’opinion de Marmontel, qui condamnait le pastiche à ne reprendre d’une œuvre que ses traits les plus extérieurs, les plus superficiels. Cela dit, le pastiche, forme idéale de l’activité critique, n’est, aux yeux de Proust, qu’une étape permettant de passer de la lecture à l’écriture, de l’idolâtrie à la création. Quelle que soit leur réussite, quelle que soit leur importance dans la genèse de l’écriture proustienne, il ne faut donc pas s’y tromper, les pastiches restent encore pour Proust un exercice mineur. La plus haute forme de la lecture n’est que le plus bas degré de l’écriture.

« Ni un original ni une copie », selon la formule de l’Encyclopédie, le pastiche, en dehors de quelques exceptions, est difficile à identifier. Il n’est pas toujours facile, d’abord, de le distinguer de ces genres voisins que sont le plagiat (qui emprunte, sans le signaler, tout ou partie, esprit ou lettre, d’un autre ouvrage), la copie (ou citation : elle emprunte, mais ne s’en cache pas), la parodie (qui emprunte un sujet pour le traiter dans un autre style). Il ne suffit pas de dire que le pastiche emprunte à un auteur son style pour traiter un sujet vierge pour que toute équivoque soit levée : que la parodie et le pastiche aient tous deux un effet comique, caricatural occasionne entre eux des chevauchements, des confusions inévitables ; de même, combien de mauvais pastiches sont truffés de citations qui en font de simples plagiats ! Mais il y a plus. Le pastiche lui-même peut adopter des formes très variées : du pastiche total (un texte qui serait de part en part un seul pastiche, comme les Contes drolatiques de Balzac) au pastiche local (comme la page des Caractères où La Bruyère fait parler Montaigne), du pastiche inconscient (que sont beaucoup d’œuvres de jeunesse : les premiers vers de Breton sont du Valéry, ceux de Valéry du Verlaine, ceux de Rimbaud et de Mallarmé du Victor Hugo, du Théophile Gautier, du Théodore de Banville ou du Leconte de Lisle, etc.) au pastiche conscient, lequel peut être avoué (comme lorsque Proust intitule Pastiches le recueil où il les publie) ou caché au lecteur (c’est le cas des faux). Nous avons vu également que la définition du pastiche déviait aisément vers le faux. Pourtant, il n’est pas sûr que tout faux puisse être appelé pastiche : il faut, pour cela, que l’objet de l’imitation soit un auteur, et reconnu comme tel par l’histoire littéraire (c’est ainsi que ni les Lettres de la religieuse portugaise ni les Chansons de Bilitis ne sont des pastiches, car Marianne Alcoforado pas plus que Bilitis n’existent en dehors des livres dont, en les écrivant, Guilleragues et Pierre Louÿs ont voulu faire croire qu’elles étaient non seulement les héroïnes, mais aussi les auteurs). Et, inversement, on peut se demander s’il est nécessaire qu’un pastiche soit un faux : dans quelle mesure, en effet, un écrivain, soit par jeu, soit par relâchement, ne se pasticherait-il pas lui-même ? (On connaît le mot de Cocteau sur Victor Hugo : « Un fou se prenant pour Victor Hugo » ?) On a l’impression que n’importe quel type de texte pourrait finir par être considéré comme une nouvelle variété du pastiche et qu’à la limite, par conséquent, le pastiche, loin d’être le genre mineur qu’on a cessé de dire, pourrait être en quelque sorte la formule générale de toute littérature.