virtuel

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin virtualis, qui lui-même vient de virtus, « force ».


Issu de la scolastique, le virtuel s'oppose à la réalité en acte par son immatérialité et par son intemporalité. L'élaboration de la mécanique analytique, puis de la mécanique quantique, en fait la condition mathématique des phénomènes.

Épistémologie

Mode d'existence non actuel des structures (réalité mathématique).

Avicenne distingue les dimensions actuelles des corps (quantitas dimensionalis) de leur dimension virtuelle (quantitas virtualis) associée à la matière prime susceptible de prendre forme(1). La scolastique use de la notion pour résoudre les difficultés liées à la transsubstantialisation, et précise que le virtuel est la puissance en tant qu'elle possède la perfection nécessaire pour passer à l'acte (Somme théologique, I, II, 55). Leibniz l'applique en ce sens, d'une part, aux idées ou aux événements qui préexistent à leur actualisation, d'autre part, en physique, aux forces. Le principe des « travaux virtuels » consiste à décomposer le mouvement en un mouvement effectif et en des mouvements virtuels qui se détruisent mutuellement : la mécanique analytique de d'Alembert constitue une théorie des équilibres virtuels. Au xixe s., « virtuel » désigne tout ce qui est possible sans qu'on préjuge de sa réalité (Littré). Mais Bergson insiste sur la réalité du virtuel comparé au possible, qui déréalise le temps : le virtuel est soit l'intégration du présent dans le passé (le souvenir du présent), soit la nouveauté différentielle qui s'actualise (Matière et Mémoire, l'Évolution créatrice).

En mécanique quantique, à la suite des travaux de Dirac, un photon échangé, « qui ne se manifeste ni dans les conditions initiales ni dans les conditions finales de l'expérience, est parfois appelé un photon virtuel »(2). Pour Deleuze, ces processus de création-annihilation de particules sont d'éphémères actualisations de la préindividualité virtuelle(3). Granger s'oppose à la référence à la durée pour privilégier l'adéquation aux mathématiques : le virtuel est ce qui est mathématiquement possible(4). Châtelet insiste sur le rôle constitutif du virtuel au sein de potentiels physico-mathématiques(5). La relation du virtuel au potentiel et à l'actuel est donc l'enjeu d'une élucidation des conditions d'intelligibilité en physique.

Vincent Bontems

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Jammer, M., Concepts of Mass in Classical and Modern Physics, Harvard University Press, Harvard, 1961.
  • 2 ↑ Feynman, R., Lumière et Matière, p. 132, Le Seuil, Paris, 1987.
  • 3 ↑ Deleuze, G., Différence et Répétition, PUF, Paris, 1966.
  • 4 ↑ Granger, G.-G., le Probable, le Possible et le Virtuel, Odile Jacob, Paris, 1995.
  • 5 ↑ Châtelet, G., les Enjeux du mobile, Seuil, Paris, 1993.
  • Voir aussi : Cohen-Tannoudji, G., Virtualité et Réalité, Frontières, Paris, 1995.

→ analogie, nature, potentiel

Esthétique

Qui n'est qu'en puissance, par opposition à « actuel ». Depuis les nouvelles technologies de l'information, mode d'être propre à la simulation numérique.

Employé dans un contexte lié aux technologies numériques, le terme « virtuel » acquiert une acception qu'il n'avait pas auparavant. Ainsi, l'expression « image virtuelle », quand elle désigne une image calculée par ordinateur, n'a pas la même signification qu'en optique. D'où les confusions, confusions qui s'aggravent lorsqu'on passe de l'épithète au concept : le virtuel. L'usage de ce terme s'est répandu largement lorsque, vers la fin des années quatre-vingt, les interfaces par lesquelles transitaient les échanges entre l'homme et l'ordinateur (casques de visualisation, lunettes et écrans stéréoscopiques, générateurs de sons tridimensionnels, gants et vêtements de données, capteurs de position, retours tactiles et de force, etc.) permirent de s'immerger complètement dans l'image et d'interagir avec elle. L'impression de réalité éprouvée dans ces conditions était si intensément ressentie, non seulement par la vue et par l'ouïe, mais aussi par le corps, que l'on parla de « réalité virtuelle ». L'épithète « virtuelle » dénotait qu'il s'agissait non de la réalité elle-même, mais d'une simulation visant à recréer avec le maximum d'exactitude, à l'aide de modèles scientifiques formalisables dans un langage informatique, certains aspects de la réalité convoquée.

On désigne assez souvent les technologies numériques de « technologies du virtuel ». Le virtuel présente, en effet, un ensemble de caractères communs à ces technologies. Qu'il s'agisse de produire des images, des sons, des textes ou des sensations, le virtuel est le mode d'être de la simulation. Les données informationnelles – entrantes ou sortantes – traitées automatiquement par l'ordinateur ont la propriété de se développer et de s'épanouir en de multiples éventualités s'actualisant sous des formes concrètes, sensibles. Le virtuel est donc en puissance. Il doit cette puissance à sa nature symbolique (l'ordinateur ne peut traiter que des symboles), mais aussi au niveau élevé de complexité et de rapidité avec lequel il le fait. Déjà contenue dans les premiers ordinateurs, cette puissance s'est considérablement accrue avec l'interactivité, car ce mode de dialogue avec la machine introduit, dans le traitement de l'information, des données nouvelles, en particulier non langagières, émanant du monde extérieur ou du comportement de l'opérateur, donc d'une certaine expression de sa subjectivité.

Le virtuel ne prend ainsi son plein sens qu'en relation avec le réel. Cette relation n'est pas d'opposition, mais de dialogue, dialogue qui s'établit de part et d'autre des interfaces. Les interfaces sont les lieux où se virtualise le réel et où s'actualise le virtuel. Virtuel et réel font couple, interagissent, s'hybrident. C'est le paradoxe du virtuel que de se distinguer du réel tout en en faisant partie. Dans la mesure où le virtuel est consubstantiel au numérique, toutes les activités humaines, au fur et à mesure qu'elles sont contrôlées par celui-ci, tendent à se virtualiser : la communication et l'information, l'industrie, le commerce, la Bourse, la médecine, l'enseignement, les jeux et, bien sûr, l'art. La virtualisation du monde est autre chose que sa dématérialisation ou sa déréalisation, c'est son dédoublement en pures données symboliques traitables automatiquement à des fins de simulation (simulation d'images, de sons, de textes, de sensations, d'actions, de comportements, d'intelligence ou de vie). Mais c'est aussi la possibilité d'accroître le réel en le contrôlant. Pour le meilleur et pour le pire.

En ce qui concerne l'art, les artistes se sont intéressés très tôt à l'ordinateur (dès les années soixante). Leur but était, à l'origine, de simuler les processus de création à l'aide de la machine. Si cette ambition se montra rapidement utopique, ils ont su en revanche mettre à profit la virtualité du numérique : explorer, par exemple, ce qu'ils appelaient alors le « champ des possibles ». Avec l'interactivité associée au « temps réel » (quasi-immédiateté de la réponse de la machine), l'art numérique – qui intègre peu à peu la réalité virtuelle, le multi- ou l'hypermédia, et les réseaux – prend un essor considérable. Jouant sur une intime hybridation entre réel et virtuel, à la marge des interfaces, il ouvre sur une nouvelle esthétique.

Sous ses dehors contemporains, et jusque dans ses glissements de sens, la thématisation du virtuel ne cesse d'interroger la très ancienne problématique du passage de la puissance à l'acte qui, d'Aristote à Leibniz et à Bergson, n'a cessé d'irriguer la pensée philosophique occidentale. Mais elle la déplace aussi, à la mesure des moyens technologiques mis en jeu et des retombées qui affectent l'ensemble de la société et jusqu'à notre idée de la réalité.

Edmond Couchot

Notes bibliographiques

  • Couchot, E., la Technologie dans l'art. De la photographie à la réalité virtuelle, Éd. J. Chambon, Nîmes, 1998.
  • Levy, P., Qu'est-ce que le virtuel ?, La Découverte-Poche, Paris, 1998.
  • Quéau, P., le Virtuel. Vertus et vertiges, Champ Vallon-INA, Seyssel, 1993.

→ arts technologiques, réel, technologie