justice

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Selon l'étymologie latine sur laquelle s'appuie un philosophe moderne comme J. S. Mill, le terme « justice » est dérivé du verbe jubere, « ordonner, décréter », ce qui permet d'établir un lien serré entre l'ordre qui fait le droit et le juste (le conforme au droit).
Cette étymologie est « discutée » : « Pour certains, le mot jus se rattache à “ce qui est saint, pur”, comme dans jurare...(1) »
On peut aussi, selon les philologues récents, porter intérêt aux origines religieuses du mot et voir sa racine lointaine dans le sanscrit ju, qui a donné des mots tels que jugum (« joug »), jungere (« joindre, unir »), où domine l'idée d'un lien sacré et de force liante plutôt que celle d'ordre.
Enfin, dans les langues européennes, les mots « juste » et « vrai » (right en anglais et recht en allemand), rapportés à la raison (you are right : « tu es dans le juste », « tu as raison », « tu es dans le vrai »), sont équivalents.

Le problème du lien entre vertu et institution et celui de la priorité de l'une sur l'autre sont déjà présents chez les anciens, qui tranchaient, comme Aristote, en faisant de la justice une vertu qui s'extériorise au profit d'autrui, une vertu politique, puisque c'est comme telle qu'elle a une réalité effective, c'est la seule de toutes les vertus qui puisse être considérée comme allotrion agathon, un bien appartenant à autrui(2).

L'idée qui commence à s'imposer chez les modernes à partir de Hobbes est celle d'une justice humaine, rien qu'humaine mais non trop humaine, car la justice est l'affaire des hommes, bien qu'ils aiment croire qu'elle plaît éminemment aux dieux. Cette dernière croyance est à la racine de l'idée de justice comme d'une chose sainte, absolue, divine donc surhumaine, c'est elle qui nourrit la révolte du juste maltraité (Job) et l'indignation de l'homme honnête devant le scandale du triomphe du scélérat(3). Les anciens, comme Platon ou Aristote, donnaient le principe moral comme norme et fin de l'institution ; la nature étant en dernière instance ce qui fonde la loi. Les modernes, à partir de Hobbes, réagissent à ce jusnaturalisme en faisant de l'homme le principe de ses actes libres ; ils ont ainsi arraché le jus et ses dérivés (justus et justitia) à l'universalité de la nature pour lui donner comme assise l'universalité de la raison.

La notion de justice se trouve, depuis Hobbes, au cœur de la philosophie politique, au moins autant que de la philosophie morale (philosophie de l'action). De Hobbes à Rawls, elle est au centre du débat sur l'essence du politique. Qu'on la considère d'abord comme une vertu ou comme une institution, elle est au service de la raison pratique.

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Mill, J. S., l'Utilitarisme (1863), PUF, Paris, pp. 89-92.
  • 2 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3, Vrin, Paris, Tricot, p. 218.
  • 3 ↑ Platon, Gorgias, trad. L. Robin 1950, Œuvres complètes tome I, NRF, Paris.

Philosophie Antique, Morale

En un sens objectif, état de ce qui est juste ou dit tel ; on pourra la rapporter à une cité ou à une âme en tant que conformité à un certain ordre. En un sens subjectif, disposition intérieure, ou vertu, qui permet la réalisation de cet état, et on parlera alors d'un citoyen juste ou d'un homme juste car aptes à produire un tel ordre. Ce second sens tend à l'emporter sur le premier, et le concept s'entend principalement comme une des quatre vertus cardinales aux côtés de la sagesse, du courage et de la tempérance.

Construire une définition de la justice est l'objet explicite de la République de Platon. Socrate y récuse d'abord celle que propose le sophiste Thrasymaque : « La justice n'est autre chose que l'intérêt du plus fort [...], l'intérêt du gouvernement constitué.(1) » Étant admis qu'il existe une justice pour l'individu et une pour l'État(2), on s'attache d'abord à définir la seconde, puis à transposer le résultat obtenu pour dégager la première en vertu de l'isomorphie de l'État et de l'individu. Aux trois classes d'hommes qui composent la cité idéale et qui sont celles des producteurs, des gardiens et des gouvernants, correspondent en effet trois instances psychiques, présentes en chaque individu, et qui sont l`epithumia, ou partie désirante ; le thumos, ou partie colérique ; le nous, ou partie rationnelle. De même donc que la justice, au sens politique, sera « que chacun fasse dans l'État la tâche qui lui revient »(3), à l'échelle individuelle elle consistera à « ne pas permettre qu'aucune partie de soi-même fasse rien qui lui soit étranger, ni que les trois principes empiètent sur leurs fonctions respectives »(4). Qu'on l'examine à un niveau ou à l'autre, la justice est donc toujours l'harmonie qui met en consonance trois instances et qui produit l'unité d'une pluralité. Comme la tempérance, la justice n'est pas le propre d'une classe de citoyens ou d'une partie de l'âme, ce qui est le cas de la sagesse et du courage. Elle est un principe de concorde, mais elle est, de plus, source des autres vertus, puisqu'elle donne à chacun « la force de remplir la tâche » qui est la sienne(5) et que, chacun faisant ce qu'il doit, chacun possède la vertu qui lui est propre.

Réfléchissant sur la justice, Aristote lui conserve ce caractère architectonique et rappelle le vers devenu proverbial de Théognis : « Dans la justice est en somme toute vertu.(6) » C'est une constante de la pensée antique, qui aura des prolongements tardifs, que de faire de la justice la vertu principale, celle qui engendre toutes les autres.

Aristote toutefois se démarque de Platon en ne conservant que la dimension politique de la notion et en y distinguant deux formes. La justice est d'abord observation de la loi, elle est alors complète, et ce en deux sens. D'une part, elle commande toutes les autres vertus morales, et Aristote retrouve ici les arguments platoniciens, détournés de leur contexte. Comme Platon, Aristote expose que l'homme juste sera courageux et tempérant, mais les raisons ne sont plus les mêmes : pour le premier, c'est l'accomplissement de la fonction propre qui produit la vertu ; pour le second, c'est l'obéissance à la loi(7). D'autre part, la justice est rapport à autrui, elle est donc la vertu civique par excellence, celle qui tend à « conserver le bonheur pour la communauté politique »(8). C'est en tant qu'elle est rapport à autrui que la justice s'entend aussi en un sens particulier et est orientée vers des biens particuliers. Aristote distingue alors la justice distributive, régie par le principe de proportionnalité qui veut que des personnes qui « ne sont pas égales, n'aient pas des parts égales »(9), et la justice corrective, ou rectificative, régie, elle, par l'égalité arithmétique et qui consiste à restaurer l'égalité là où un dommage l'a rompue(10). On qualifie traditionnellement cette dernière forme de « commutative », car elle préside aux échanges(11). L'homonymie de la justice est fondée en dernier ressort sur son rapport à la loi, puisque c'est elle qui définit l'échelle des mérites à rétribuer et des sanctions à appliquer. Aristote peut donc poser : « Le juste n'existe qu'entre ceux dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi.(12) » À l'argument sophistique qui avance le caractère relatif du droit pour lui contester toute naturalité et donc toute valeur, il oppose d'abord que tout, dans notre monde, est « passible de changement » et, ensuite, que le changement affecte les choses naturelles elles-mêmes.

L'enquête de la République avait trouvé son occasion dans l'examen d'une formule de Simonide : « Il est juste de rendre à chacun ce qu'on lui doit »(13), tout le problème étant alors de déterminer un principe d'attribution. Dire, comme Platon, que la justice est de donner à chaque partie la place qui lui revient dans le tout ou, comme Aristote, qu'elle est de donner le gouvernement de nos actions à la loi, ce sont deux manières de remplir la définition formelle de Simonide, définition que le droit romain exprime encore dans son adage : Suum cuique tribuere.

Sylvie Solère-Queval

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, République, I, 338 c et 339 a. Trad. L. Robin, 1950, Œuvres Complètes tome I, NRF, Paris.
  • 2 ↑ Ibid., II, 368 e.
  • 3 ↑ Ibid., IV, 434 c.
  • 4 ↑ Ibid., IV, 443 d.
  • 5 ↑ Ibid., IV, 433 b et 441 e-442 d.
  • 6 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 3. Trad. J. Voilquin 1965, GF Flammarion, Paris.
  • 7 ↑ Ibid., V, 3.
  • 8 ↑ Ibid.
  • 9 ↑ Ibid., V, 6.
  • 10 ↑ Ibid., V, 7.
  • 11 ↑ Ibid., V, 8.
  • 12 ↑ Ibid., V, 10.
  • 13 ↑ Platon, République, I, 331 e.

→ platonisme, politeia, tempérance, vertu

Philosophie Moderne, Morale

La justice comme vertu personnelle qui détermine l'action juste est un bien pour celui qui la possède, en même temps qu'un bien qui appartient à autrui. Elle est dite, pour cela, vertu complète, car elle est respect de soi-même (liberté raisonnable) de l'égalité et du droit. La conformité à la loi de l'acte qu'elle détermine n'est justice que si elle est volonté du bien d'autrui, comme d'une fin, et non comme moyen pour le bien propre. La justice est donc la volonté libre du bien d'autrui (de ce qui lui est dû), c'est pourquoi elle est aussi une institution et peut se définir comme le pouvoir de faire ce qui est juste (et non seulement ce pouvoir qu'autorise la maîtrise des lois). Ce pouvoir appartient au juste et au juge, et il n'est pas « privé », il est le principe d'un ordre social où la liberté de tous (le droit) est réalisée.

C'est pourquoi la justice sociale ne doit pas être opposée à la justice comme vertu, puisqu'elle en constitue la tension propre.

Avec et contre Hobbes : les modernes et la justice en question

Pour Hobbes, il n'y a pas de justice dans et de la nature, il n'y a de rapport de justice que dans l'État.

Hobbes distingue bien jus et lex, il rapporte le droit à la liberté et au pouvoir, et traduit justifia par liberty. En ce sens, justice et droit sont identiques et différents de lex, mais c'est parce que liberty est entendue comme avantage et pouvoir qui n'a d'existence qu'en étant protégé par la loi. La loi est ce qui nous lie, nous oblige, alors que le droit « consiste dans la liberté »(1). Loi et droit ne diffèrent que comme obligation et liberté, mais ce qui les distingue les rend en même temps inséparables.

Hors de l'État civil fondé par le contrat, « les notions de légitime, d'illégitime, de justice et d'injustice n'ont pas leur place »(2), ce n'est pas la vertu qui détermine le droit et ce n'est pas non plus la loi, qui ne fait que limiter et lier ; c'est l'autorité ou la puissance souveraine qui décide de la vertu et du droit.

Ce qui semble caractériser les modernes, en continuité ou en rupture avec Hobbes, c'est que le droit et la justice sont, essentiellement, « droits de l'homme » et qu'ils s'opposent au néant de justice caractérisant les rapports naturels. Mais les modernes qui font de l'homme le principe de la justice donnent cependant celle-ci comme extorquée (Kant) à la nature humaine ou conquise sur elle (Rousseau). Ainsi, pour Rousseau, l'homme de la justice n'est pas celui qui sort « des mains de la nature », c'est « l'homme de l'homme »(3). Et Kant ne retient l'idée de droit naturel, et de justice conforme à ce droit, que comme droit non statutaire, c'est-à-dire uniquement celui que la raison de tout homme peut concevoir a priori.

Qu'est-ce donc qui est juste a priori ? « Est juste toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle de liberté.(4) » Droit et justice sont donc bien, comme le voulait Hobbes, des rapports de liberté ; c'est pourquoi ce n'est ni Kant ni même Rousseau qui, fondamentalement, s'opposent sur ce point à Hobbes, mais tous les philosophes qui, de Leibniz à Hegel, mettent en question l'idée d'un contrat (arbitraire) fondateur et instituteur absolu de justice.

Leibniz ou la justice comme « charité du sage »

C'est chez Leibniz que l'on trouve la contestation la plus claire des thèses de Hobbes sur la justice et le droit. Alors qu'il loue Aristote d'avoir su reconnaître cette justice universelle qui ne dépend pas de nous mais de Dieu, « quoiqu'il ne l'ait point rapportée à Dieu » (mais « un gouvernement bien formé lui tient lieu de Dieu sur terre et fera ce qu'il pourra pour obliger les hommes à être vertueux »(5), il attaque Hobbes dès le début de sa Méditation sur la notion commune de justice (1702) : « Un philosophe anglais célèbre, nommé Hobbes, qui s'est signalé par ses paradoxes, a voulu soutenir presque la même chose que Thrasymaque car il veut que Dieu soit en droit de tout faire, parce qu'il est tout-puissant. C'est ne pas distinguer le droit et le fait. Car autre chose est ce qui se peut, autre chose ce qui se doit. C'est ce même Hobbes qui croit, et à peu près par la même raison, que la véritable religion est celle de l'État.(6) »

Pour Leibniz, le droit « est le pouvoir de faire ce qui est juste », c'est ainsi qu'il conclut sa réflexion sur les Éléments du droit naturel (1670-1671)(7). Il répond par là à ceux qui confondent le droit et le pouvoir, et qui, les identifiant à la loi, en viennent à méconnaître l'essence de la justice. Il incombe donc à une science du droit de définir ce qui est juste et de le faire de manière démonstrative pour en tirer logiquement toutes les conséquences. Son approche de l'essence interne de la justice comme harmonie humaine ou universelle fait de la doctrine du droit une science, la science des proportions et des convenances ou lois qui gouvernent le monde humain tant sur le plan moral que sur le plan juridique. Les principes de cette science ne sont pas empiriques, ils « ne dépendent pas des expériences, mais des définitions, ni des démonstrations effectuées à partir des sens, mais selon la raison »(8). Autrement dit, il met directement en cause l'idée selon laquelle la valeur de vérité des propositions de justice dépendrait de leur effectivité ou de leur utilité. Elles seraient toujours vraies, même si personne n'exerçait la justice.

Leibniz se réclame néanmoins de la modernité, en faisant de la raison la véritable grâce, et de la liberté humaine son expression. Avant Kant et Hegel, il fait valoir que la volonté de justice a pour substance la liberté raisonnable et que le progrès du droit positif ne peut traduire que les exigences d'un droit naturel rationnel. En donnant la justice comme raison formelle et comme cause finale du droit, il cherche les implications des postulats d'une raison pratique dans le tissu des lois elles-mêmes et dans la justice qui s'exerce. Ainsi, bien qu'il soit le plus favorable, parmi les modernes, aux thèses des anciens (Platon et, surtout, Aristote), Leibniz est aussi celui qui ouvre une voie nouvelle à la réflexion moderne sur la justice, en donnant à celle-ci sa dimension sociale et universelle.

La définition de la justice, dans les Éléments du droit naturel, en fait une vertu : « La justice est du consentement de tous une vertu...(9) » Partant de ce consensus, il déduit qu'elle est un frein, comme toute vertu, aux passions et à ce qui fait obstacle à la raison. Elle est donc recommandée par la raison propre (de chacun) et par la raison universelle (Dieu comme raison dernière des choses, des existences) ; plus précisément, elle est une vertu au service de la raison pratique, raison qui concerne les actes et qui est la même chose que la prudence. La justice est quelque chose dont l'homme prudent peut être persuadé ; or, rien ne peut être persuadé, sinon par des raisons tirées de l'utilité de l'auditeur (il est nécessaire que tout devoir, et donc le juste, soit utile). Il faut donc examiner dans quelle mesure le bien d'autrui, et non seulement l'utile propre, est impliqué dans la justice. Au terme d'une longue démonstration, Leibniz conclut que, si la justice est l'habitude de vouloir le bien d'autrui et aussi le bien propre, elle ne peut rester elle-même si ce bien d'autrui est recherché « à cause du bien propre »(10). Il en appelle au sentiment de tous les hommes « bons », « qui vomit le calcul de cette justice mercenaire », mais il finit par concilier les deux raisons d'être juste, il les concilie par une raison qui tient de « la nature de l'amour ».

Comment le bien d'autrui peut-il être, en même temps, le nôtre ? Comment peut-il être une fin et non seulement un moyen ? Il ne peut l'être qu'en étant en lui-même agréable : « Moi, j'affirme qu'il peut être recherché comme une fin, qu'il peut même être recherché pour lui même, lorsqu'il est agréable.(11) » Mais désirer le bien d'autrui pour lui-même, ce n'est rien d'autre que l'aimer, en quoi est-ce juste ?

Il faut, pour que la justice soit autre chose qu'affection ou amour (c'est-à-dire se plaire à la félicité de l'autre), y intégrer le bien propre : « Nous aimons celui dont le bien-être est notre plaisir »(12) ; ce qui veut dire que l'agrément est doublé par notre réflexion sur notre vertu, et que l'amour pour le bien d'autrui se réfracte en amour de notre propre vertu. Il s'ensuit que l'amour appartient à la nature de la justice, d'où l'on peut tirer « la véritable et parfaite définition de la justice [...] : c'est l'habitude d'aimer les autres ou bien de tirer volupté du bien d'autrui, toutes les fois que l'occasion se présente »(13). Il est donc injuste de ne pas se réjouir du bien d'autrui toutes les fois que l'occasion se présente ; le juste, c'est aussi tout ce qui n'est pas injuste, et non seulement l'équitable ; le droit, enfin, « est le pouvoir de faire ce qui est juste ».

La méditation qui suivra cette définition de la justice va en approfondir les degrés (texte de 1702 cité ci-dessus), degrés donnés dans une suite logique qui conduit précisément à la vertu de justice, définie comme amour ou charité du sage. Ces degrés, selon une hiérarchie ascendante, sont : 1) le droit strict ou égalité ; 2) l'équité ; 3) la piété, probitas. Dans le premier degré règne la règle de la paix, celle de la justice commutative. L'exigence d'équité, dans le deuxième degré (attribuer à chacun ce qui lui est dû), nous conduit à l'égalité authentique ; on passe alors du domaine privé égalitaire au champ de la répartition juste des biens collectifs selon l'utile social, justice « inégalitaire » mais non dénuée de mesure, puisque le principe en est celui de la répartition et de la proportion des vertus (ou des vices) et des récompenses (ou des peines). Le troisième degré va lier la vertu privée et le bien public, c'est l'honnête, probitas, conçu comme piété, c'est-à-dire relation interne du juste à la religion naturelle, qui fonde le droit naturel. De ce troisième degré, on passe à la justice idéale qui est la justice de Dieu.

Commutative ou distributive, la justice devient universelle (et contient toutes les vertus) sitôt qu'elle est fondée en Dieu, et « au lieu que la justice n'est qu'une vertu particulière, quand on fait abstraction de Dieu ou d'un gouvernement qui imite celui de Dieu, et que cette vertu si bornée ne comprend que ce qu'on appelle la justice commutative et distributive, on peut dire qu'aussitôt qu'elle est fondée en Dieu ou sur l'imitation de Dieu, elle devient justice universelle »(14).

Ainsi la justice « par raisonnement » ne peut désolidariser justice humaine et justice divine, mais celle-ci ne doit pas être entendue comme synonyme de la puissance ou de la force. La lutte de Leibniz contre les modernes (Hobbes, Spinoza) est conduite par le principe suivant lequel bonté et justice ont leurs raisons indépendantes de la force, et c'est par la contestation de la confusion de la force et du droit que commence et s'achève sa méditation sur la justice. « Si le mot “justice” n'est pas un simple son comme “blitiri”, on doit déduire de sa définition que le droit ne saurait être injuste alors que la loi autorisée par la puissance ou la force peut l'être »(15), la puissance est donc autre chose que la justice, mais si elle survient, elle fait que le droit devient puissance. La justice, en revanche, n'est pas autre chose que la raison, et leur lien est avéré dans la définition même de la justice comme « charité du sage » et dans la solidarité entre justice humaine et justice divine, car être fondée en Dieu, pour la justice, c'est encore être fondée en raison, puisqu'il est la raison dernière de tout. Leibniz a donc largement ouvert la voie à la philosophie du droit et de la justice objective, qui se donne pour le dépassement de la justice et du droit privés.

Justice ou moralité objective : Hegel

Subjective ou objective, la volonté de justice est et ne peut être qu'une volonté libre, selon Hegel, car la volonté libre n'est pas seulement le principe de l'autonomie morale, elle est la volonté dont l'essence consiste à transformer le désir individuel d'être libre en un ordre social objectif où la liberté de tout le monde est réalisée. C'est cet ordre-là qui est dit juste, et qui constitue la justice objective ou la moralité objective. La théorie de la justice coïncide donc, chez Hegel, avec la doctrine du droit.

Avec les modernes, Hegel admet que la sphère du droit et de la justice objective est celle de la volonté et de la liberté, et non celle de la nature(16), mais il s'oppose au courant qui déprécie tout jusnaturalisme, autant qu'au courant romantique, qui déprécie la raison ; le droit naturel ne peut être compris que comme « droit positif rationnel ». Sa philosophie de la justice s'oppose ainsi à celle de Kant et se réclame de celle de Montesquieu ; il ne s'aligne ni sur le positivisme ni sur le jusnaturalisme moderne, qui veut déduire les principes normatifs de l'ordre juridique et politique des conditions naturelles (immédiates) de la liberté et qui méconnaît le caractère essentiellement médiatisé de celle-ci. Ce que Hegel promeut dans sa philosophie du droit, c'est précisément la forme institutionnelle de cette médiation (Principes de la philosophie du droit, II, partie III). Il opère un retour à la figure traditionnelle de l'éthicité, mais avec un passage obligé par la figure de la moralité telle que la modernité l'a élaborée. Son apport propre de la reprise conceptuelle de l'ethos grec suppose un travail sur le concept du droit comme phénomène de l'esprit objectif(17). Comme cet esprit lui-même, la justice objective n'est pas une éternité immobile, mais une lutte incessante de la raison pour se produire comme œuvre(18). Penser le réel, la justice réelle, ne consiste pas à enregistrer ce qui existe et à s'y résigner ; penser le réel, c'est penser le rationnel dans sa vie conflictuelle et historique, dans son devenir, et non dans sa facticité. Ainsi, les lois positives, si elles n'ont de valeur que circonstancielle (si elles ne sont pas justes) méritent de passer, elles n'ont qu'une « existence passagère »(19).

Dans le droit et la justice, Hegel veut la réconciliation du naturel et du positif, celui-ci ne doit plus être entendu comme la particularité contingente, mais la nature doit aussi être libérée de son « être immédiat ». Ainsi, pour la nature humaine, le positif est un moment constitutif nécessaire.

Cette théorie de la justice comme phénomène de l'esprit objectif est donc doublement critique envers les thèses classiques : critique d'une conception du droit naturel réduit au rationnel normatif (la raison comme tribunal suprême devant lequel doit se justifier tout ce qui prétend à une validité quelconque) ; et critique qui intègre à l'exemplarité du droit naturel des anciens une conception moderne du droit saisi dans son essence sociale.

La thèse générale est donc qu'il faut aller de la nature à son droit (à l'exemple des anciens), droit requis par la vie humaine, et qui s'affirme dans et par l'universel concret de l'État, seule force d'universalisation de la vie qui conduit au droit, c'est-à-dire qui rend nécessaires l'éducation, la socialisation, la moralisation. Cette thèse est résolument en rupture avec une conception légaliste du juste et du droit, au profit d'une conception politique (au sens de l'éthicité traditionnelle). La loi ne fait pas le droit, mais le droit doit devenir loi « pour recevoir non seulement la forme de son universalité, mais encore sa vraie destination », car « le droit qui est connu comme ce qui vaut justement : c'est la loi »(20). La vertu de justice elle-même n'est pas un simple « devoir-être », elle jouit d'elle-même dans l'ordre social. Hegel affiche donc sa méfiance à l'égard des lois non écrites(21) ; la justice veut que la loi soit connue universellement, c'est injustice d'en dissimuler le contenu : « Refuser à une nation cultivée [...] la capacité de faire un code serait une des plus grosses insultes.(22) » Ainsi, la justice est bien dans la loi, et non dans les coutumes (contre Antigone). Après une critique d'une conception étroitement légaliste du juste, Hegel tente de reconnaître dans la pure positivité de la loi une raison légiférante, mais qui s'efforce d'affiner « la pointe de l'universel jusqu'au particulier et même à l'individuel »(23), en notant, cependant, que la raison qui s'exprime dans la loi ne peut jamais parvenir jusqu'à la détermination ultime qu'exige la réalité singulière. C'est pourquoi il faut à la justice des juges, et pour cette tâche on doit s'en remettre « au bon sens humain vraiment sain »(24) ; la positivité des lois ne se réduit donc pas à leur actualité.

La philosophie du droit ne s'intéresse pas au factum de la liberté, mais à son efficacité, à son monde objectif. La notion correcte de la liberté appelle donc celle de justice (liberté pour tous, liberté qui a une valeur), et l'ordre social juste est celui où le droit est « quelque chose » comme existence générale et existence sacrée ; mais c'est en étant droit et devoir que la liberté coïncide avec la justice, et c'est en ce sens qu'il faut entendre la formule consacrée, que le juste est le respect des lois (qui sont ce que la conscience libre reconnaît comme obligatoire et à quoi elle choisit de se soumettre).

Justice et droit privés sont ici dépassés mais assumés, dans la justice concrète, civile, objective, qui se présente comme la mesure de la juste participation d'un individu à la fortune et au bien de la société tout entière. Justice qui, par contraste avec celle du droit privé, ne règle plus les querelles des propriétaires particuliers mais juge des mérites de chacun, de la juste rétribution du travail accompli, et qui se fonde sur une législation universelle. On doit alors comprendre qu'une telle justice ne puisse, comme la justice privée du droit abstrait, être dérivée d'un renoncement et d'un accord par lesquels la propriété ne s'annule pas quand j'y renonce, à savoir un contrat qui est l'élément du droit privé, et non le fondement réel ou hypothétique du droit et de l'État.

Suzanne Simha

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Hobbes, Th., Léviathan, chap. XIV, trad. G. Mairet, 2000, Gallimard, Paris.
  • 2 ↑ Ibid., chap. XII, p. 126.
  • 3 ↑ Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, chap. 8., éd 1992, GF-Flammarion, Paris.
  • 4 ↑ Kant, E., Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, § 36, trad. J. & O. Masson, Œuvres philosophiques, NRF, Paris.
  • 5 ↑ Leibniz, G. W., « Méditation sur la notion de justice », in Droit de la raison, Vrin, Paris, p. 130.
  • 6 ↑ Ibid., pp. 109-110.
  • 7 ↑ Ibid., p. 105.
  • 8 ↑ Ibid., p. 94.
  • 9 ↑ Ibid., p. 96.
  • 10 ↑ Ibid., pp. 101-102.
  • 11 ↑ Ibid., p. 102.
  • 12 ↑ Ibid., p. 104.
  • 13 ↑ Ibid., p. 105.
  • 14 ↑ Ibid., p. 129.
  • 15 ↑ Ibid., p. 114.
  • 16 ↑ Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, § 4, trad. J. L. Vieillard-Baron 1999, GF-Flammarion, Paris.
  • 17 ↑ Ibid., § 211.
  • 18 ↑ Ibid., § 216.
  • 19 ↑ Ibid., § 3.
  • 20 ↑ Ibid., § 211.
  • 21 ↑ Ibid., § 215.
  • 22 ↑ Ibid., § 214.
  • 23 ↑ Ibid., § 216.
  • 24 ↑ Ibid., introduction, § 30.

→ droit, équité, État, éthique, liberté, loi, morale, violence




justice commutative

Genre de justice qui fait abstraction des mérites personnels pour déterminer selon une stricte égalité arithmétique ce qui est dû à chacun. Aristote l'appelle « justice corrective ».

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • Platon, La République, I, in Œuvres complètes I, trad. L. Robin 1950, NRF-Gallimard, Paris.
  • Aristote, Éthique à Nicomaque, V. Trad. J. Voilquin 1965, GF Flammarion, Paris.
  • Rawls, J., Théorie de la justice, pp. 141-142, éd. française 1997, Seuil, Paris.



justice distributive


Du latin scolastique distributiva justitia, traduction du grec to dikaion en tais dianomais, « le juste dans les distributions ».

Philosophie Antique, Philosophie Médiévale

La justice distributive constitue, avec la justice commutative, une des deux formes de justice particulière. Elle règle la répartition du bien commun (honneurs, richesses) entre les membres de la cité(1) et s'inscrit donc dans le cadre des rapports entre les parties et le tout(2), et non entre les particuliers entre eux, comme c'est le cas pour la justice commutative. Elle considère les individus selon leur mérite ou leur dignité, le rang qu'ils occupent au sein de la cité, le critère en étant variable selon les types d'organisation politique (par exemple, dans une aristocratie, il s'agira de la vertu)(3). La justice distributive prend donc en compte non seulement l'objet du partage, mais aussi la qualité de la personne en proportion de sa valeur propre pour la société. Contrairement à l'échange juste, la distribution juste ne se fonde pas sur une égalité d'objet à objet, mais sur une proportion d'objet à personne. Elle correspond, en conséquence, à l'attribution d'une part proportionnelle au mérite de chacune des parties, de telle sorte qu'après le partage le rapport entre les deux parties reste le même qu'avant le partage, même si leurs parts respectives des biens partagés ont inégalement augmenté. Le juste se définit en ce sens par une proportion de type géométrique(4).

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 5, 1130b31.
  • 2 ↑ Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, II, II, Q. 61, a. 1.
  • 3 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131a25-29 ; Thomas d'Aquin, Somme théologique, Q. 61, a. 2.
  • 4 ↑ Aristote, op. cit., V, 7, 1131b12-13 ; saint Thomas d'Aquin, id., Q. 61, a. 2.