intérêt

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin interest, « il importe ». En allemand : Interesse.

Épistémologie, Esthétique, Philosophie Moderne

Intervention de motivations ou mobiles subjectifs et / ou moraux dans la connaissance ou le jugement esthétique.

La problématique esthétique et épistémologique de l'intérêt recoupe le sens de cette notion en philosophie morale et politique. Toute la réflexion se réfère à ce double égard à Kant. L'intérêt possède chez Kant deux sens bien distincts. Dans l'esthétique, c'est la notion empirique d'intérêt dépendant des penchants qui est récusée. Dans la Critique de la Raison pure la notion d'intérêt a en revanche un sens axiologique. En ce sens l'intérêt est un principe qui met en œuvre une faculté de l'esprit. Il se présente sous les deux modes de l'intérêt spéculatif, qui aspire à la connaissance des phénomènes comme formant un système, et de l'intérêt pratique, qui concerne la liberté. Ces deux modes se rejoignent dans les trois questions auxquelles la Raison doit répondre : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Qu'ai-je le droit d'espérer ? L'intérêt de la Raison articule donc la théorie de la connaissance et la raison pratique. Cette troisième question est à la fois spéculative et pratique(1).

L'esthétique « désintéressée » de Kant et sa contestation

Le paradoxe fondateur de l'esthétique kantienne réside en ce que, d'une part, elle affirme son autonomie par rapport à la connaissance du monde objectif ainsi qu'à l'égard du fondement naturel du Beau, mais que, d'autre part, elle n'est nullement encline à abandonner pour autant le jugement esthétique à l'hétéronomie subjective de la sensibilité. Cette double discrimination constitue proprement l'enjeu de la critique de la faculté de juger esthétique(2). Elle est affirmée dès le § 1 de la Critique de la faculté de juger : le jugement de goût n'est pas logique, il n'est pas un jugement de connaissance. Le beau est donc « ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle » (§ 6) et « ce qui plaît universellement sans concept ». Kant reprend l'opposition traditionnelle entre le beau et l'utile mais l'inscrit dans une catégorie plus large, celle de l'intérêt. Sera faussement subjectif tout jugement de goût contaminé par un intérêt. « La satisfaction prise à l'agréable est associée à un intérêt » (titre du § 3) : elle relève donc de la forme inférieure de la faculté de désirer, elle « plaît aux sens dans la sensation », et cette sensation ressent comme agréable le fait que les sens soient affectés par l'objet de la représentation et non le sentiment purement subjectif par la seule représentation. Le « pur jugement de goût » devra donc être clairement dissocié « de l'attrait et de l'émotion », qui portent « sur une chose en tant qu'elle plaît ou déplaît » (§ 13). Mais la démarcation entre ce sentiment purement subjectif et toute forme d'intérêt est si rigoureuse que le § 4 ne récusera pas seulement ce qui est « bon à quelque chose » (l'utile) mais aussi ce qui est « bon en soi » parce qu'il y a encore dans ce dernier cas « rapport à un acte de volonté » – c'est-à-dire en l'occurrence avec la forme supérieure de la faculté de désirer, qui relève de la raison ; Kant coupe par là tous les ponts avec l'esthétique antérieure en disqualifiant une détermination qui ne viendrait certes plus de l'entendement mais prétendrait venir de la raison. L'enjeu de cette stratégie de la terre brûlée, qui caractérise toute l'Analytique de la Critique de la faculté de juger esthétique, est clairement exprimé dès le § 2 : « C'est ce que je fais de cette représentation en moi – même, et non ce par quoi je dépends de l'existence de l'objet. » L'autonomie du beau qu'il s'agit d'affirmer engage l'affirmation de l'autonomie du sujet. C'est à cette condition que le beau peut être symboliquement, dans l'ordre qui est le sien, analogon de la moralité réussie.

Kant refonde ainsi l'universalité sur le principe moderne de la subjectivité. Cette stabilisation, sur la base de la séparation moderne entre le cognitif, le normatif et l'esthétique, ne résistera pas aux assauts de la génération de l'idéalisme allemand. F. Schlegel rompt avec elle en déclarant que l'enjeu de la modernité n'est pas le Beau mais « l'intéressant »(3). Plus tard, Nietzsche se gaussera de l'esthétique prétendument désintéressée de Kant(4).

L'« intérêt de la raison » de Kant et la contestation de la pureté du cognitif

L'attaque de Nietzsche vise aussi la pureté de l'entendement comme faculté de connaissance du monde objectif (cf. « La sangsue » dans Zarathoustra et la critique de l'idéal ascétique dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale). Mais si le projet métaphysique de Nietzsche remet fondamentalement en question toute l'évolution de l'épistémé moderne, cette dernière ne se satisfait pas non plus de la stricte séparation entre le cognitif et la sphère des valeurs. C'est symptomatiquement, au tournant du siècle, la question centrale dans le néo kantisme de l'École de Bade (Windelband, Rickert) ainsi que chez M. Weber. Pour Rickert, le concept de réel est en fait un concept axiologique. Le transcendantal kantien devient dès lors la sphère des valeurs. L'intervention de ces dernières ne concerne pas seulement les sciences de la culture. Toute science objective dépend de la supposition qu'il existe des lois, donc d'un intérêt à constituer la connaissance selon ces lois(5).

Le marxisme lui aussi remet fondamentalement en question la conception d'une connaissance distincte de l'intérêt. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de savoir ce qu'il faut entendre sous « l'intérêt de la raison » de Kant. Marx engage le débat de façon apparemment fruste, en opposant l'intérêt à l'idée : « L'“idée” a toujours échoué lamentablement quand elle a été distincte de l'“intérêt” ». Mais il réhabilite immédiatement l'un et l'autre en ajoutant : « Il est aisé de comprendre que tout “intérêt” de la masse lorsqu'il apparaît pour la première fois dans l'histoire dépasse de beaucoup dans l'“idée” ou dans la “représentation” ses limites réelles, se confondant avec l'intérêt humain tout court(6) ».

La Théorie critique de l'École de Francfort a conçu originellement son projet de « philosophie sociale » comme une reprise critique, dialectique et matérialiste de la notion kantienne d'intérêt de la raison. D'emblée, la théorie critique a investi l'intérêt d'une aspiration à la fois théorique et pratique à l'autonomie et à la liberté : « l'intérêt porté par la théorie critique à la libération de l'humanité »(7). C'est l'impossibilité d'une théorie opérant « en fonction de critères relevant de la seule logique » qui, dans « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), introduit la problématique des intérêts (Horkheimer critique l'école néo kantienne de Marburg, représentée notamment par H. Cohen)(8). La Théorie critique « s'oriente très consciemment en fonction de l'intérêt que présente pour les hommes l'organisation de leur activité selon la raison et sa tâche propre est précisément d'élucider et de légitimer cet intérêt »(9). Aussi la théorie de la connaissance doit-elle être conçue comme théorie de la société. Tel est le projet de J. Habermas dans Connaissance et intérêt (1968, 1973) : concrétiser au moyen de Hegel et de Marx l'intérêt de la raison(10). La notion habermasienne d'intérêt est, selon sa propre définition, « quasi transcendantale » ; l'intérêt ne se réduit pas à l'expérience du sujet empirique mais représente une « orientation fondamentale ». Ce faisant, la distinction entre intérêt spéculatif et intérêt pratique n'a plus de pertinence. Il convient plutôt de distinguer trois types de pratique et de science constituant les cadres dans lesquels est travaillé le matériau de la connaissance : « Les intérêts qui commandent la connaissance se forment dans le milieu du travail, dans celui du langage et dans celui de la domination(11) ». Il s'agit respectivement de l'intérêt technique des « sciences empirico-analytiques », de l'intérêt pratique des « sciences historico-herméneutiques » et de « l'intérêt émancipatoire », dont le modèle est tiré de l'intérêt de la raison de Kant et de Fichte(12).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure (Méthode transcendantale), trad. A. Trémesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1944, p. 543.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, in Werke, éd. Weischedel, t. v, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965.
  • 3 ↑ Schlegel, F., Die Griechen und Römer, in Kritische Ausgabe, éd. H. Behler et al., Paderborn, Munich / Vienne, 1979 sq., t. i, p. 208.
  • 4 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation, § 6, le Crépuscule des idoles, § 19.
  • 5 ↑ Rickert, H., Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Fribourg, 1899.
  • 6 ↑ Marx, K., la Sainte famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 103.
  • 7 ↑ Marcuse, H., « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 167.
  • 8 ↑ Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, Paris, 1974, pp. 24 sq.
  • 9 ↑ Ibid., p. 82.
  • 10 ↑ Habermas, J., Connaissance et intérêt, Gallimard, Paris, 1976, pp. 76 sq.
  • 11 ↑ Habermas, J., « Connaissance et intérêt » (1965), in la Technique et la science comme « idéologie » (1968), trad. Paris, Gallimard, 1973, p. 155.
  • 12 ↑ Fichte, J.G., Erste Einleitung in die Wissenschaftslehre (Première Introduction à la doctrine de la science), in Werke, éd. Medicus, t. iii, p. 17, cité in Habermas, J., Connaissance et intérêt, op. cit., p. 239.

→ beauté, connaissance, esthétique, normativité, valeur

Morale, Politique

1. En un sens général, ce qui est subjectivement important. – 2. En morale, gain personnel que l'on recherche dans toute action, et en politique ce qui est utile à un individu ou à un groupe.

L'intérêt est classiquement condamné comme le but le plus bas des actions humaines, par opposition aux fins nobles et généreuses que sont l'amour ou le bien commun. Ne jamais perdre de vue son intérêt serait alors le propre de l'âme vile et calculatrice(1). La possibilité pour chacun de rechercher par ses moyens son bien propre est toutefois le fondement de la sociabilité moderne : les utilitaristes y voient le seul moteur des actions humaines digne d'être pris en considération, et ils estiment certes beau, mais dramatiquement inefficace, de croire que l'on peut construire une société sur un idéal de générosité. Pour Bentham comme pour Tocqueville, la prise en compte par l'homme politique de la puissance des intérêts individuels est une preuve de réalisme : il incombe au dirigeant éclairé, cependant, de conduire les calculs individuels à concourir au bien commun, par des lois adéquates(2). La tâche est d'autant moins impossible que l'intérêt n'est pas une passion, mais une cause rationnelle déterminant la volonté(3), éventuellement mise au service d'une passion : on peut dès lors susciter un intérêt à faire son devoir(4). Par cette opération qui, le définissant comme ce qui peut être guidé par la raison mais conserve toujours en lui la virtualité de la passion, l'intérêt ne permet pas seulement de penser « l'insociable sociabilité » des individus(5), il se défait également de sa qualification morale pour rejoindre d'autres concepts de la volonté, comme le thumos platonicien(6).

D'un autre côté, l'intérêt est un concept pertinent dans les relations entre puissances, comme le montre Thucydide(7) : il est alors le bien commun à tous les membres d'une cité, considéré non plus depuis l'intérieur du groupe, mais en tant qu'il se déploie vers l'extérieur, et s'oppose à d'autres intérêts antagonistes.

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Nietzsche, F., Le gai savoir, I, § 3. Trad. P. Wotling, 1997, GF Flammarion, Paris.
  • 2 ↑ Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique, II, 2, ch. viii. Éd. 1961, Gallimard, Paris.
  • 3 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section, « De l'intérêt... », trad. V. Delbos 1985, in Œuvres philosophiques III, NRF-Gallimard, Paris.
  • 4 ↑ Ibid.
  • 5 ↑ Ibid, 2ème section.
  • 6 ↑ Platon, République, IV, 439a-442d, trad. L. Robin, 1950, in Œuvres complètes, NRF-Gallimard, Paris.
  • 7 ↑ Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 25.

→ bien, passion, utilitarisme, vertu