individualisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Morale, Politique

Au sens moral, sentiment de soi qui précède et conditionne tout engagement collectif. Au sens politique, doctrine selon laquelle l'individu précède la société, aussi bien chronologiquement qu'axiologiquement. En économie, doctrine selon laquelle c'est l'initiative individuelle qui constitue le moteur de la richesse.

Aussi bien comme sentiment que comme doctrine, l'individualisme n'existe pas avant l'époque moderne : comme le dit Tocqueville, c'est « une expression récente qu'une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l'égoïsme »(1). Pour un Grec en effet, il est impensable que l'individu préexiste à la société : c'est la cité qui forme les citoyens, et non l'inverse, et on ne peut même pas parler d'humanité hors de ces unions nécessaires et naturelles que sont la famille et la cité. L'autarcie est le propre des bêtes et des dieux, l'homme au contraire tire son humanité des institutions dans lesquelles il vit, et qui lui préexistent(2).

On ne peut parler d'individualisme que si l'on remet en question cette prémisse aristotélicienne(3) : les théoriciens du droit naturel moderne fondent ainsi la société politique sur un pacte passé entre des individus autosuffisants, définis comme des unités de force physique, des foyers d'intérêts et de besoins vitaux, et des sujets naturels de droit (parmi lesquels le droit de propriété fonde la doctrine juridique de l'individualisme possessif(4)). La défense de leurs biens et le souci de leur conservation les poussent à transférer leur puissance et leur droit à la forme juridique de la communauté. Par ce transfert de puissance les hommes sortent de l'état de nature pour entrer dans un état civil dont toute la solidité provient de leur puissance cumulée(5).

L'individualisme doit se défendre contre trois critiques modernes : on lui reproche tout d'abord de dénouer les liens anciens qui tenaient la société féodale et aristocratique au nom de l'égalité démocratique. À partir de ce jugement, Tocqueville accuse l'individualisme de détourner les citoyens du bien commun, et de préparer ainsi des tyrannies nouvelles(6).

Dans un second temps, on attaque l'individualisme en montrant que l'individu qui passe contrat avec ses semblables n'est pas une réalité historique, mais une fiction correspondant à l'idéal d'une société déterminée. C'est le développement du capitalisme bourgeois qui se substitue aux rapports de domination et de production féodaux : ce processus impose la croyance en un individu autonome, conçu comme le point de départ de l'histoire. L'invention de l'individualisme possessif au xviiie s. n'est donc que le produit et l'expression d'un rapport des forces sociales en cours de transformation(7).

Enfin on critique la prémisse fondamentale de l'individualisme, qui définit la personne humaine singulière comme un individu au sens métaphysique, un sujet indivisible, unité élémentaire de la société. On lui oppose la compréhension de l'humanité de l'homme comme un chaos de pulsions dont l'unité n'est réalisée que sous la pression extérieure d'un dressage qui ne peut provenir que du groupe. L'individu n'est alors qu'une apparition tardive, un produit du tout(8).

Ces deux dernières critiques ont en commun de renouer avec les prémisses holistes des Grecs, ce qui oblige à la prudence historique : si l'individualisme est une invention moderne, cela ne signifie pas qu'il coupe en deux l'histoire des idées politiques en reléguant ses contradicteurs dans le passé.

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique (1840), II, 2, ch II. Paris, Gallimard, 1961, p. 143.
  • 2 ↑ Aristote, Politique, III, 1, 1275a23-34 et I, 2, 1253a5, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1962.
  • 3 ↑ Hobbes, T., Le citoyen (1642), I, 1, II, p. 89, trad. S. Sorbière, 1982, GF Flammarion, Paris.
  • 4 ↑ Locke, J., Second traité du gouvernement (1689), I, 5, tr. J.-F. Spitz et Ch. Lazzeri, Paris, PUF, 1994, p. 21 sq.
  • 5 ↑ Hobbes, T., Léviathan (1651), ch. 13, p. 220, trad. G. Mairet, 2000, Gallimard, Paris.
  • 6 ↑ Tocqueville, op. cit., II, 4, chap. VI.
  • 7 ↑ Marx, K., Critique de l'économie politique, Introduction, I, in Œuvres, III, p. 446, NRF Gallimard, Paris, 1982.
  • 8 ↑ Nietzsche, F., Fragments posthumes 11 [130] et [182] in Œuvres philosophiques complètes, Tome V, tr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1967. Voir aussi Par-delà Bien et mal, §§ 188 et 198, trad. P. Wotling, Paris, GF, 2000.
  • Voir aussi : McPherson, C. B., La théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke (1962), tr. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.
  • Spitz, J.-F., La liberté politique, I, 2, Paris, PUF, 1995, 49 sq.

→ communauté, contrat social, holisme, libéralisme, société

Philosophie de l'Esprit, Psychologie

En philosophie de l'esprit, l'individualisme peut désigner soit une thèse ontologique, soit un principe méthodologique. Dans sa version ontologique, l'individualisme, également appelé internalisme, est une conception de la nature des contenus mentaux qui affirme que ceux-ci sont déterminés uniquement par les propriétés intrinsèques du sujet. Il s'oppose ainsi à l'externalisme(1), (2), qui soutient que alors même que les propriétés internes d'un sujet restent constantes, des modifications de ses relations à son environnement physique ou social peuvent induire des modifications de ses contenus de pensée. L'individualisme méthodologique(3) défend le principe selon lequel seules les propriétés causalement efficaces d'un état mental ont à être prises en compte dans l'établissement d'une taxonomie psychologique, et soutient que les propriétés internes, mais non les propriétés relationnelles des états mentaux, satisfont cette condition.

Élisabeth Pacherie

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Burge, T., « Individualism and Psychology », Philosophical Review, 95, 1986.
  • 2 ↑ Seymour, M., Pensée, langage et communauté, Montréal, Bellarmin-Vrin, 1994.
  • 3 ↑ Fodor, J. A., Psychosemantics, Cambridge (MA), MIT Press, 1987.
  • Voir aussi : Tocqueville, A. de, De la démocratie en Amérique, Tome II, 2e partie, chap. II à IV, Gallimard, Paris, éd. 1961.

→ externalisme / internalisme




individualisme méthodologique

Sociologie

Principe de méthode prescrivant d'expliquer les structures et les transformations des collectifs par les activités des individus qui les constituent.

L'allégeance de M. Weber au principe de l'« individualisme méthodologique » est directement commandé par le but gnoséologique spécifique qu'il assignait à la sociologie telle qu'il entendait la pratiquer, soit : « Comprendre par interprétation l'action sociale et par là expliquer causalement son déroulement et ses effets.(1) » À la différence de la théorie juridique, qui traite certaines entités collectives (l'État, les sociétés par action, etc.) comme des sujets susceptibles d'action et de responsabilité, la sociologie ne voit en de telles entités que le produit de l'activité de personnes singulières, dans la mesure où l'individu est « l'unique porteur d'un comportement significatif »(2) et, par là même, compréhensible. Sa tâche consiste donc à ramener toutes les catégories désignant « des formes déterminées de la coopération humaine »(3) aux formes particulières de pratiques qui en supportent l'existence et les transformations. Weber a pris soin de dénoncer toute confusion entre cet « individualisme » de méthode et une forme quelconque d'individualisme politique. Si la plupart de ses commentateurs effectuent cette distinction en principe, les enjeux idéologico-politiques qui se sont greffés depuis K. Popper sur l'opposition méthodologique entre individualisme et holisme l'ont parfois obscurcie. Extraites de leur contexte, les propositions de Weber ont été souvent interprétées en un sens ontologique, et son individualisme de méthode fut associé par certains à une reconnaissance de la liberté de l'homme, contre le déterminisme imputé aux théoriciens des structures. Weber refusait, au contraire, toute pertinence épistémologique à la question de la liberté, et ses professions d'individualisme avaient pour unique fonction de circonscrire le champ d'intérêt d'une discipline originale, la sociologie compréhensive, par rapport aux disciplines voisines, psychologie et théorie juridique.

Catherine Colliot-Thélène

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Weber M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 4.
  • 2 ↑ Weber, M., « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 345.
  • 3 ↑ Ibid.