encyclopédisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec egkuklopaideia, pour « cycle complet d'études ».
Philosophie Générale, Philosophie des Sciences
Attitude de l'homme face au savoir, qui se caractérise par la relation qu'il établit avec ce qu'il sait et ce qu'il veut savoir et par une volonté de totalisation dans la possession de ses connaissances.
Le terme est corrélé à celui d'encyclopédie dans la mesure où celle-ci est la forme que prend, à un moment donné du savoir, l'accomplissement de la volonté encyclopédiste : elle consiste à la fois en une production intellectuelle et en une production littéraire spécifique.
À partir de la fin du xvie s., en coïncidence avec les débuts de la science classique, encyclopédisme et encyclopédie connaissent une mutation profonde, et acquièrent la plupart des traits qui les caractérisent jusqu'à aujourd'hui. Cette mutation profonde est explicitée par Bacon par le biais d'une métaphore : reprenant les deux manières, empirique et rationnelle, de concevoir l'encyclopédie (conçue comme recueil ou catalogue par les empiriques – c'est, par exemple, l'approche alexandrine de la bibliothèque – ou comme système par les rationnels – approche aristotélicienne), il compare les empiriques à des fourmis qui se contentent d'amasser les connaissances et d'en faire usage, et les rationnels à des araignées qui tissent des toiles à partir de leur propre substance ; et il explique que l'heure de l'abeille est venue pour faire une encyclopédie(1). La méthode de l'abeille consiste à recueillir la matière des fleurs des champs, mais à la digérer et à la transformer par une faculté qui lui est propre.
L'encyclopédisme est désormais à cette image : il dépend de l'alliance entre les deux facultés d'observation et de réflexion, entre la philosophie expérimentale et rationnelle. L'importance de Bacon dans la conception de l'encyclopédisme classique ne tient pas tant aux projets qu'il a pu former dans ce domaine qu'à sa vision de la science moderne : le savoir n'est pas un trésor hérité et à conserver, mais un processus en perpétuelle avancée, comme l'indiquent les titres de ses ouvrages, The Advancement of Learning (1605) ou Dignitate et augmentis scientiarum (1623). L'ordre des connaissances n'est plus d'origine divine (on rompt avec l'encyclopédisme médiéval des sommes, reflets du livre des merveilles écrit par Dieu) ; c'est l'homme qui le construit par son activité scientifique s'appliquant à la nature considérée comme objet d'expérience. C'est l'esprit humain qui détermine, divise et, en même temps, unifie les objets du savoir.
Cette exigence pour l'esprit d'unifier les objets du savoir, de découvrir un ordre qui ne soit pas arbitraire et de se mouvoir harmonieusement dans l'univers d'un savoir qui s'agrandit sans cesse se retrouve aussi bien dans la conception cartésienne(2) de l'esprit qui reste toujours identique à lui-même, quel que soit l'objet auquel il s'applique (il ne reçoit pas d'eux plus de diversité que n'en reçoit le soleil de la variété des choses qu'il éclaire), que dans le projet leibnizien(3) d'une encyclopédie ou d'une science générale qui rassemblerait non seulement toutes les connaissances des sciences, mais qui consignerait aussi tous les procédés des arts et des métiers jusqu'aux tours de main des artisans, et recueillerait tous les faits historiques qui peuvent être l'origine et l'occasion de découvertes et d'inventions. Le projet cartésien de construire une mathesis universalis, une science nouvelle de l'ordre et de la mesure, et qui aboutit à la célèbre métaphore de l'arbre (toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique ; le tronc, la physique ; et les branches qui sortent de ce tronc, toutes les autres sciences), et l'élaboration leibnizienne de l'art combinatoire, de la langue et de la caractéristique universelle renvoient au même encyclopédisme marqué par l'unité de la raison. Cependant, pour ces deux penseurs, la validité du système unifié des connaissances est suspendue à la métaphysique : les racines de l'arbre cartésien ont pour fondement la démonstration de l'existence de Dieu, tout comme le système leibnizien dépend de Dieu, qui fait régner une harmonie préétablie entre les substances. Cela explique que les encyclopédistes du xviiie s., en premier lieu Diderot et d'Alembert, ne voulant pas fonder leur entreprise encyclopédique sur une métaphysique, au sens traditionnel, ne se réclament pas tant de Descartes ni de Leibniz, mais de Bacon.
Le système figuré des connaissances ou l'arbre encyclopédique est directement emprunté à Bacon, même si la tripartition des facultés de l'esprit en mémoire, imagination, raison est modifiée dans un nouvel ordre : mémoire, raison, imagination. Diderot et d'Alembert s'en expliquent en disant que les idées directes, originairement reçues par les sens, sont recueillies dans la mémoire, puis comparées et combinées par la raison ; enfin, l'imagination forme les idées composées d'êtres qui sont à l'image des objets des idées directes, vaste champ de l'imitation de la nature dans les arts. C'est donc la raison qui fournit ses règles à l'imagination, et elle le fait en analysant les objets réels de manière à favoriser la composition des objets imaginaires. Au demeurant, la raison est elle-même une puissance créatrice, puisque par l'analyse elle crée des êtres généraux. Ce faisant, l'arbre des connaissances n'a plus de racines dans l'ordre transcendant de Dieu, mais dans l'esprit humain et dans l'ordre des facultés de celui-ci. Du reste, à l'instar de Bacon, les encyclopédistes tendent à substituer à l'image de l'arbre celle de la mappemonde ou du labyrinthe, où la raison, aidée de l'observation et de l'expérience, peut se frayer un chemin. Ils se réfèrent à Bacon dans leur conception du savoir en constante évolution et à Locke dans leur théorie de la connaissance. D'Alembert et Diderot retiennent aussi du Dictionnaire historique et critique de Bayle qu'un dictionnaire peut être une manifestation de la liberté de l'esprit et une arme de combat idéologique : Diderot, dans l'article « Encyclopédie », assigne, comme fin à l'Encyclopédie, « de changer la façon commune de penser » ; il précise que « l'homme est le terme unique, d'où il faut partir, et auquel il faut tout ramener »(4). Le principe d'ordre et d'unité est à chercher du côté de l'esprit humain, comme l'avaient vu Bacon et, à sa suite, Chambers. La forme de « dictionnaire » livré à l'arbitraire de l'ordre alphabétique est révélatrice d'une volonté de s'en remettre à l'expérience et à la richesse infinie du réel, mais elle n'est pas exclusive de l'exigence d'unification des connaissances dans un système qui enveloppe les branches variées de la science humaine.
Diderot et d'Alembert se sont également inspirés du modèle de Chambers (dont l'encyclopédie française devait être au départ la traduction), pour l'exigence de tenue scientifique et technique de leur ouvrage. Comme le faisait la Cyclopædia, ils s'appuient sur les recherches les plus récentes de grands savants comme Boyle, Halley, Hooke, Newton, Leibniz, Clairaut, Maupertuis, Lagrange et d'Alembert lui-même dans le domaine de la physique et des mathématiques, ou encore Boerhaave, Lémery, Sydenham, Réaumur, Bordeu et l'école de Montpellier dans le domaine de la médecine, et puisent largement dans les mémoires de la Royal Society de Londres et de l'Académie royale des sciences de Paris. Enfin, une des principales originalités de l'Encyclopédie réside dans le traitement des arts et des métiers : les onze volumes de planches constituent bien un dictionnaire de technologie sans précédent.
Célébrée dans l'Europe entière, réimprimée à Lucques et à Yverdon, l'Encyclopédie est dotée, en 1776-1777, par l'éditeur Panckoucke, d'un « Supplément » rédigé par de nombreux collaborateurs, dont Condorcet (quatre volumes de textes, un volume de planche). Puis Panckoucke toujours fait paraître l'Encyclopédie méthodique, dont les deux cent un volumes ne seront achevés qu'en 1832, mais cette encyclopédie suit l'ordre des matières et non plus l'ordre alphabétique, et présente des traités sur différentes sciences. C'est la fin de la grande époque de l'encyclopédisme. On retrouvera encore l'ambition philosophique qui caractérisait l'esprit des encyclopédistes dans des œuvres comme celle de Hegel(5) ou de Comte(6). Mais, depuis le xixe s., les dictionnaires encyclopédiques sont conçues comme des ouvrages de références qui proposent des « topos » sur tel ou tel domaine du savoir. Ils ont pris pour modèle l'Encyclopædia Britannica, qui s'est écartée du pur ordre alphabétique par l'alternance de traités assez longs sur une question et d'entrées plus brèves. L'exigence d'unité est supplantée par l'exigence d'exhaustivité : l'encyclopédisme est devenu plus descriptif et moins philosophique qu'à l'époque classique dans sa relation au savoir.
Véronique Le Ru
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bacon, Fr., Novum Organum, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, livre I, aphorisme 95, PUF, Paris, 1986.
- 2 ↑ Descartes, R., Règles pour la direction de l'esprit, in Œuvres philosophiques (t. I), Garnier, Paris, 1963-1973.
- 3 ↑ Leibniz, G. W., Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, vol. VII, p. 180, Berlin, texte établi par Gerhardt, en 7 vol., 1875-1890.
- 4 ↑ Encyclopédie des sciences, des arts et des métiers, t. V, art. « Encyclopédie », éditée par d'Alembert et Diderot, Briasson, David, Le Breton et Durand, 35 vol., Paris, 1751-1780.
- 5 ↑ Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1966.
- 6 ↑ Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann, Paris, 1998.
- Voir aussi : Pons, A., art. « Encyclopédisme » dans la Science classique. Dictionnaire critique, Flammarion, Paris, 1998.
- Rey, A., Encyclopédies et Dictionnaires, PUF, Paris, 1982.