Naturphilosophie
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
De l'allemand Naturphilosophie. Il est possible de traduire « Naturphilosophie » par philosophie de la nature, au risque cependant de ne plus rendre la distinction Naturphilosophie – Philosophie der Natur. La traduction de Naturphilosophie par naturisme, utilisée par quelques auteurs au xixe s., ne semble plus utilisable. Aussi l'absence de traduction, que nous signalons par la majuscule et l'italique, semble-t-elle la meilleure traduction...
Ontologie, Philosophie des Sciences
Tentative visant à rendre compte de l'intégralité des phénomènes naturels en les rapportant à des forces originaires et à une polarité des forces. La Naturphilosophie se caractérise tout à la fois par la substitution de modèles chimiques et organiques au modèle mécaniste, par la volonté de rendre compte de l'être total de la nature et par la remise en cause de la frontière rigide de la nature et de l'esprit.
Schelling est le premier à employer systématiquement, à partir de 1799, la notion de Naturphilosophie plutôt que celle de philosophie de la nature. La puissante force intégratrice de la Naturphilosophie schellingienne de l'époque a permis que cette notion en vienne à désigner, au-delà de son œuvre, l'un des principaux programmes de recherche de la philosophie et de la science allemande entre 1790 et 1820.
Les deux sources de la Naturphilosophie
On considère généralement, à la suite de J. Hoffmeister, que la Naturphilosophie trouve sa principale source d'inspiration dans la vision du monde élaborée par Goethe et Herder. En insistant sur la continuité de la nature et de l'esprit, en voyant dans la nature l'extériorisation de forces gouvernées par des polarités, en interprétant les différents phénomènes comme une série de métamorphoses, ceux-ci définissent indéniablement le cadre dans lequel se développera la Naturphilosophie. Mais cette Naturphilosophie n'existe sous sa forme propre qu'après que cette influence se soit combinée avec celle de la philosophie transcendantale de Kant et de Fichte.
De Kant, plus encore que la théorie de l'organisme proposée dans la Critique de la faculté de juger (1790), ce sont sans doute les Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature (1787) qui jouèrent le rôle le plus important. Dans la quatrième partie de cet ouvrage, Kant expliquait en effet que la matière présuppose l'existence de forces d'attraction et de répulsion. L'occasion lui était ainsi donnée de fournir son fondement philosophique à la gravitation universelle de Newton et d'opposer philosophie mécaniste et philosophie dynamiste. De nombreux savants et philosophes devaient ensuite partager l'ambition de donner un fondement dynamiste non plus seulement à la mécanique newtonienne, mais également à l'ensemble des sciences de la nature. L'attention accordée aux hypothèses kantiennes s'explique également par un contexte épistémologique marqué par le développement de disciplines dont l'objet est structuré par des polarités (étude des phénomènes magnétiques, électriques et chimiques), et par la remise en question des frontières disciplinaires des différentes sciences de la nature qui est induite par la découverte de la continuité des phénomènes mécaniques et chimiques (Berthollet), électriques et magnétiques (Œrsted), électriques et chimiques (Volta), électriques et organiques (Galvani). La propagation de la pensée dynamiste eut également pour facteur déterminant la refonte fichtéenne de la philosophie transcendantale. En dérivant l'intégralité des formes de la pensée du conflit d'une force centrifuge et d'une force centripète dont la fluctuation définit l'imagination transcendantale, les Principes de la doctrine de la science (1794) établissaient en effet les conditions de la transformation du schème de l'opposition des forces en un schème explicatif universel.
La synthèse schellingienne
Si Schelling joue un rôle décisif dans le développement de la Naturphilosophie, c'est sans doute parce qu'il est le premier à donner une fondation philosophique à la vision herdérienne du monde en l'intégrant dans le cadre conceptuel de l'idéalisme allemand et de la physique dynamiste. Il n'est donc pas étonnant qu'à ses écrits puissent être rattachés tous ceux dont le nom reste associé à la Naturphilosophie, que Schelling se soit rapporté à eux à titre de source d'inspiration (les travaux de Richter, Goethe, Kielmeyer, Eschenmayer, Baader et Ritter sont mentionnés et discutés par lui), ou qu'il ait lui-même joué le rôle d'inspirateur (pour Œrsted et les différents tenants de la physique dynamiste, pour Oken, Steffens et Hegel lui-même).
À partir de l'Esquisse d'un système de philosophie de la nature (1799), la Naturphilosophie schellingienne a pour objectif d'expliquer la constitution de produits finis à partir de la productivité infinie qui caractérise originairement la nature. Elle s'oppose à la philosophie transcendantale par sa dimension réaliste et métaphysique. Réaliste, elle l'est parce que la nature est considérée en tant que réalité se posant soi-même indépendamment de l'esprit, c'est-à-dire en tant que réalité proprement physique, alors que la philosophie transcendantale est par essence idéaliste. Métaphysique, elle l'est parce que les principes de cette science ne sont plus fondés par une analyse réflexive des formes subjectives dans lesquelles l'être se donne à la pensée, mais par une théorie spéculative des conditions objectives de l'être comme nature. Entendue en ce sens, la « physique spéculative » désigne un nouveau style de philosophie de la nature que Schelling tentera de promouvoir dans son Journal de physique spéculative (1800-1803). Il ne s'agit plus alors de promouvoir une collaboration de la philosophie dynamiste et des sciences de la nature, comme dans les Idées pour une philosophie de la nature (1797), mais bien de substituer une « philosophie spéculative » aux science de la nature. D'où la mauvaise presse de la Naturphilosophie. Cependant, au fondement même de la métaphysique qui conduit la physique spéculative à se substituer aux sciences positives, il y a la volonté d'accueillir dans la spéculation le point de vue théorique propre de la physique : la Naturphilosophie n'est « rien d'autre qu'une physique, mais une physique spéculative ». Schelling tente d'interpréter les résultats des sciences positives dans un langage qui leur est homogène, en voyant l'activité de la nature, et non pas l'activité de l'esprit, là où la physique voit des forces naturelles. Si cet accueil du point de vue théorique de la physique conduit paradoxalement à une substitution de la spéculation aux théories physiques, c'est parce que Schelling exige en outre que la philosophie se livre à « une déduction de tous les phénomènes de la nature ». On peut certes récuser cette exigence démesurée, qui conduit à concurrencer les sciences positives sur leur propre terrain. Mais ne faut-il pas admettre également qu'elle procède de la dénonciation bien légitime d'un défaut philosophique trop répandu : se contenter des principes métaphysiques abstraits sans prendre la peine d'étudier la manière dont ils s'appliquent au savoir qu'ils sont censés subsumer ? Comme il l'explique lui-même en réfléchissant sur son évolution philosophique passée, c'est dans sa Naturphilosophie, là où il se mesure aux contraintes de la synthèse du savoir empirique et à celles de la construction de l'intégralité des phénomènes, que Schelling définit et illustre le mieux sa propre exigence d'une rigueur philosophique tout à la fois systématique et appliquée : « Nous avons dépassé, grâce à la Naturphilosophie, la triste alternative d'une métaphysique planant dans les nuées, dépourvue de base (les autres nations ont raison de s'en moquer), et d'une psychologie aride et stérile. »
Entre discrédit et renouveau
La Naturphilosophie schellingienne eut au moins deux prolongements majeurs : l'un philosophique, dans la Naturphilosophie hégélienne, l'autre scientifique, dans la découverte de la continuité des phénomènes électriques et magnétiques chez Oersted. Néanmoins, la modification rapide de la culture scientifique de l'époque, ainsi que les excès de l'école schellingienne, déjà dénoncés par Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit (1807), devaient rapidement faire sombrer la Naturphilosophie dans un discrédit durable. Il faudra attendre une date récente pour que philosophes et scientifiques exhument le projet d'un tel philosopher sur la nature. Cette incertaine actualité de la philosophie de la nature repose sur des motifs divers. Chez Thom et Largeault, c'est surtout le refus de maintenir la philosophie dans un rapport de réflexion méthodologique sur les sciences, la réévaluation de la connaissance naturelle et du qualitatif, ainsi que le thème goethéen de la « morphologie », qui sont déterminants. Lorsque Deleuze évoque la nécessité d'une philosophie de la nature, c'est au sens d'une philosophie de l'immanence « où toute différence s'estompe entre la nature et l'artifice ». Prigogine et Stengers considèrent quant à eux que les sciences contemporaines renouvellent la compréhension de la nature comme liberté et spontanéité, en autorisant une « nouvelle alliance » de la philosophie et des sciences. Il faut enfin mentionner les tentatives visant à chercher dans une philosophie de la nature à même de rendre compte de la totalité des phénomènes naturels et de leur irréductibilité à la simple objectivité, le fondement philosophique de l'écologie politique. Toutes ces tentatives se heurtent à un même problème méthodologique fondamental : comment rendre compte philosophiquement de l'unité de la nature là où les sciences de la nature voient différents niveaux d'objectivité irréductibles les uns aux autres ? Parvenir à rendre compte de l'unité de la nature en évitant tout à la fois le réductionnisme (la réduction du supérieur à l'inférieur) et l'organicisme (la réduction de l'inférieur au supérieur), tel était précisément, selon Hegel, la tâche à laquelle la Naturphilosophie devait s'atteler.
Emmanuel Renault
Notes bibliographiques
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→ dialectique, force, matière, nature, organisme, physique, réalisme, science