Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

À mi-chemin du documentaire et de la fiction, Raymond Depardon esquisse (c'est le terme juste tant tout est suggéré ici) avec Un homme sans l'Occident, un splendide poème en noir et blanc rappelant le photographe de génie qu'il est. Le prétexte – plutôt que le thème – du film tourne autour de la vie d'Alifa, un homme libre du désert, dans les années 1920, au Tchad, alors que la colonisation française approche. Des messages très forts passent, mais jamais de manière unilatérale. C'est un film témoignage tant par le fond que par la forme. Le cas d'Alain Corneau est assez particulier. Étiqueté cinéaste d'action, notamment avec le fort réussi Série noire (1979), il change totalement de style dix ans plus tard avec Nocturne indien, une adaptation remarquable et intériorisée du roman de l'écrivain italien Antonio Tabucci. On note la même acuité du regard dans Stupeur et tremblements, une relecture personnelle de l'autobiographie d'Amélie Nothomb, qui cerne, avec discernement et humour, les restes de l'esprit « féodal » dans le Japon contemporain des bureaucrates. Tout cela est vu à travers les yeux d'une jeune Belge amenée à travailler dans une entreprise nippone, et à narrer ses problèmes avec sa supérieure qui ne comprend – nous semble-t-il – que le langage de l'autorité et de la hiérarchie. Mais celle-ci découvre un autre monde au contact de la jeune Européenne, par l'intermédiaire d'une complicité amoureuse qu'elle se refuse à admettre. Rapports difficiles également entre deux frères qui s'étaient perdus de vue dans Son frère de Patrice Chéreau. Thomas, l'aîné, débarque chez Luc à l'improviste et lui demande de l'aider car il est très malade. Luc est surpris, car tout les sépare : notamment Thomas a du mal à admettre l'homosexualité de son cadet. Pourtant, de ces jalousies, de ces haines rentrées va émerger et se formaliser un amour latent, un amour caché qu'aucun des deux protagonistes ne soupçonnait.

Délaissant la mise en scène à grand spectacle du type la Reine Margot (1994), Patrice Chéreau retourne à un cinéma intimiste, dur, qui l'avait fait remarquer en 1983 avec l'Homme blessé. Son frère est une œuvre âpre et poignante.

Au cours des années 1970, Jacques Rivette s'était exercé au fantastique avec Duelle. Il voulait réaliser une tétralogie, mais seuls Duelle et Noroît furent achevés. Le tournage d'Histoire de Marie et Julien fut interrompu au bout de quelques jours. Le cinéaste reprend le sujet près de trente ans plus tard et le mène à terme. Plus qu'une aventure fantastique entre un homme et une revenante (parfaite Emmanuelle Béart), Histoire de Marie et Julien est un film d'amour très sensuel. D'une sensualité qu'on trouve rarement chez Rivette. Signalons, pour terminer, l'excellent film d'animation franco-canadien de Sylvain Chomette, les Triplettes de Belleville, à la fois stylisé (rien à voir avec le poli formel des cartoons américains), cocasse, poétique et absurde. Pour l'anecdote, quelques femmes tournent autour d'un cycliste totalement déshumanisé et qui ne peut vivre (ou survivre) sans son vélo, sans, comme Sisyphe, « rouler » perpétuellement. Remarquable !

Comme on l'a vu, la production française de l'année 2003 est essentiellement tournée vers les drames intimistes avec, toutefois, de fortes connotations sociales. Sociales mais rarement politiques. La vie culturelle française a été nettement perturbée dès le mois de juin par ce qu'on appelle désormais le « cas des intermittents du spectacle ». Ces derniers étaient soumis à une législation particulière qui leur permettait, entre deux films ou entre deux pièces de théâtre, ou simplement lors de répétitions non rémunérées d'être pris en charge à des conditions particulières par les ASSEDIC. Un accord signé le 26 juin entre trois syndicats et le MEDEF remet en cause un certain nombre d'avantages, notamment l'obligation pour l'intermittent de cotiser plus tout en étant moins indemnisé. Ce qui frappe en premier les productions fragiles et, à moyen terme, vise à réduire le choix d'œuvres proposées aux citoyens par une concentration autour des productions les plus cossues. Cela touche acteurs et techniciens. Une mobilisation sans précédent a eu lieu et continue encore en décembre 2003 pour le retrait de ce texte jugé fatal par la profession. Il est encore trop tôt pour mesurer les effets pervers de ce texte sur la création cinématographique. Il semble que le gouvernement ne veuille pas céder puisqu'il a laissé – fait sans précédent – le festival d'Avignon, vitrine culturelle majeure, se dissoudre sans intervenir.

Les Césars

– Meilleur film de l'année : le Pianiste de Roman Polanski