Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Coup de théâtre en Géorgie

Les élections législatives du 2 novembre, entachées d'irrégularités, ont connu un dénouement inattendu le 23 novembre, avec la démission d'Édouard Chevardnadze, sous la pression des manifestants.

Douze ans après l'indépendance, cette fin de règne sans effusion de sang et dans la liesse marque un nouveau départ pour la Géorgie, sans pour autant clarifier l'avenir d'un État morcelé et au bord de la faillite, tiraillé entre sa volonté de s'ancrer en Occident et les pressions de la Russie. Un peu plus de deux semaines après l'Azerbaïdjan, où le scrutin présidentiel controversé remporté par Ilham Aliev, le fils du président sortant, avait été suivi de manifestations violemment réprimées, la Géorgie a connu un scénario similaire.

Une corruption endémique

En Géorgie, comme en Azerbaïdjan, le scrutin avait donné lieu à des fraudes massives qui ont incité la population à en contester le résultat. Là s'arrête la comparaison : Édouard Chevardnadze et Gaïdar Aliev, représenté désormais par son fils Ilham, s'ils ont le même profil d'ancien apparatchik soviétique ayant succombé aux sirènes de l'Occident une fois promus à la présidence de leurs républiques devenues indépendantes, s'ils ont la même conception autoritaire d'un pouvoir gangrené par la corruption, n'ont manifestement pas la même autorité sur leurs peuples. Ainsi, cédant à la pression de la rue après avoir tenté de s'accrocher à un pouvoir qu'il exerçait depuis trente ans, le président géorgien démissionne le 23 novembre. Il dira qu'il n'avait pas voulu prendre le risque de voir Tbilissi précipité à nouveau dans la guerre civile qui l'avait ensanglanté entre 1990 et 1994. Mais avait-il le choix ? Contrairement à ce qui s'est passé en Azerbaïdjan, les fraudes qui ont entaché le scrutin géorgien n'ont pas suffi à accorder la victoire au parti présidentiel, Pour une Géorgie nouvelle. Crédité de 21,9 % des voix, il pouvait tout juste prétendre au titre de première formation du Parlement. Alors qu'à l'appel de l'opposition, rassemblée derrière Mikhaïl Saakachvili, leader du Mouvement national, (19,6 % des voix), la présidente du Parlement sortant Nino Bourjanadze et son prédécesseur Zourab Jvania, du bloc Bourjanadze-Démocrates (8 %) et le Parti travailliste (13 %), des manifestants exigeaient devant le Parlement de Tbilissi la démission de Chevardnadze, celui-ci se rendait le 11 novembre en Adjarie pour obtenir le soutien d'Aslan Abachidze, chef incontesté de cette région autonome frondeuse. Avec 95 % des voix en Adjarie, le parti d'Abachidze, l'Union pour le renouveau, talonnait le parti présidentiel au niveau national avec 20,2 % des voix. C'est dire qu'Abachidze était un allié précieux autant que dangereux pour Chevardnadze, qui a eu la consolation d'être accueilli en héros par des Adjars, lesquels auraient bien voulu le voir venir en libérateur. Mais ce soutien conjoncturel n'a fait qu'accroître l'impopularité de M. Chevardnadze, dont ces élections ont réduit le pouvoir comme peau de chagrin. Gangrené par la corruption et autoritaire malgré quelques espaces de liberté, dans les médias notamment, comme l'a montré la campagne électorale, son pouvoir se limitait à Tbilissi, le reste du pays échappant depuis longtemps à son contrôle.

Lâché par les États-Unis

Dilapidant de solides atouts, la Géorgie postcommuniste a renoué, sous son règne, avec ces traditions féodales qui lui ont causé tant de torts durant son histoire, sous les formes modernes du clanisme et du clientélisme. Porteur d'immenses espérances, Chevardnadze a été rattrapé par ces travers nationaux et n'a pu mettre au service de son pays son expérience de ministre des Affaires étrangères réformateur de l'URSS. Il doit la survie de son pays, morcelé par les séparatismes de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, et au bord de l'asphyxie, à la seule aide des États-Unis, mais sa conversion affichée aux principes occidentaux n'a pas vraiment convaincu. Son charisme l'a abandonné et il a eu beau proclamer sa volonté d'intégrer le camp occidental en se portant candidat à l'OTAN, pour nombre de Géorgiens, son passé d'apparatchik du KGB a finalement pris le dessus. Peu à peu lâché par ses alliés américains lassés de financer un régime corrompu, le président géorgien tentera une dernière manœuvre pour sauver son pouvoir jusqu'aux présidentielles de 2005, date à laquelle doit aussi théoriquement être mis en activité l'oléoduc reliant Bakou au terminal méditerranéen turc de Ceyhan, censé soulager de ses difficultés économiques la Géorgie sur le sol de laquelle il transite. Mais il n'avait plus les moyens d'attendre les retombées de ce projet aussi ambitieux qu'aléatoire, inspiré par les Américains, soucieux de soustraire les richesses pétrolières du bassin de la mer Caspienne au contrôle des Russes. Pensant être toujours en mesure de contrôler le périlleux exercice d'équilibriste entre les États-Unis, auxquels il a témoigné sa loyauté par une contribution militaire symbolique durant la guerre d'Irak, et la Russie à laquelle il doit donner des gages de bon voisinage, il s'était tourné vers celle-ci, qui mettait la main en juillet sur le système énergétique sinistré de Géorgie en s'engageant à mettre fin aux pénuries d'électricité. Cette ultime ruse ne permettra pas au « renard du Caucase » de sauver son pouvoir et épuisera son capital de sympathie aux États-Unis. Les Américains se sentiront encouragés à miser sur la nouvelle génération incarnée par Saakachvili, libéral convaincu qui a fait ses classes aux États-Unis, tandis que les Russes pousseront Chevardnadze vers la porte de sortie, prenant ainsi une option, sans trop y croire, sur la Géorgie de demain. Après s'être illustré aux yeux du monde comme le tombeur du mur de Berlin, Chevardnadze quitte donc l'histoire de la Géorgie par la petite porte. C'est peut-être là son dernier titre de gloire : beaucoup veulent croire que son départ, sans effusion de sang, est la meilleure preuve de la démocratisation qu'il se flatte d'avoir engagée en Géorgie.