Le bourbier irakien

L'efficacité de la machine militaire américaine en Irak aura fait oublier un temps le contexte qui avait présidé à sa mise en mouvement. Disqualifiée alors, l'ONU reprenait la main six mois plus tard.
Entre-temps, les soldats de la libération s'étaient mués en troupes d'occupation.

L'entrée des troupes américaines à Bagdad, la révélation de l'ampleur des crimes perpétrés par le régime de Saddam Hussein, les images des populations accueillant en libérateurs GI et marines ont incontestablement concouru à modifier les perspectives et à brouiller les mémoires. Dans le miroir déformant de la victoire, les âpres débats sur le bien-fondé même de la guerre, la question de sa légitimité dès lors que les États-Unis avaient choisi de se passer de la bénédiction de l'ONU, sa justification par la présence hypothétique d'armes de destruction massive – sans oublier les liens supposés du régime de Saddam Hussein avec le réseau al-Qaida –, de tout cela, il ne restait rien. Ou presque. Ceux-là mêmes, simples citoyens, intellectuels, politiques, qui s'étaient élevés contre l'intervention américaine paraissaient ébranlés par la nouvelle donne. La guerre en Irak devenait l'objet d'un étonnant escamotage : croisade américaine aux forts relents d'unilatéralisme manichéen, elle trouvait sur le terrain, avec l'écroulement du régime de Bagdad, une fin aux accents humanitaires. La planète ne venait-elle pas d'être débarrassée d'un tyran de la pire espèce ? Dans ses fourgons, l'armée des États-Unis n'apportait-elle pas la Liberté ? La messe semblait dite, et seules quelques Cassandre se risquaient à évoquer un parallèle avec les armées de Napoléon, qui, pour avoir voulu exporter les idéaux de la Révolution, n'avaient fait que réveiller les nationalismes, ici et là, dans l'Europe des rois et des princes.

La fin des illusions

Le silence des armes devait donc ouvrir une nouvelle page de l'histoire en Irak. Pourtant, alors que les GI tentaient d'endosser l'habit des soldats de la paix, un enchaînement tragique de désordre et de violence s'est mis en place. Six mois après que la statue de Saddam Hussein a été mise à terre à Bagdad, un soldat américain mourait en moyenne chaque jour. Les auteurs d'attentats sont parvenus à tuer l'émissaire de l'ONU, Sergio Vieira de Mello, un dignitaire religieux, Mohammad Baqer Hakim, et un membre du Conseil intérimaire de gouvernement (CIG), Akila Al-Hachimi. La résistance à la présence des soldats américains est multiforme. Outre les partisans de Saddam Hussein et les islamistes inspirés par al-Qaida, l'armée doit également faire face à ces citoyens ordinaires que l'occupation du pays pousse à prendre les armes. L'insécurité est devenue la préoccupation majeure de beaucoup d'Irakiens. À Bagdad surtout, il est de plus en plus souvent question d'assassinats, de viols, de kidnappings, de fusillades. Le processus de « débaasisation » a aussi contribué au chaos. Ce sont des millions de fonctionnaires et de soldats qui ont été jetés à la rue, alors que, pour la plupart d'entre eux, la carte du parti n'était que le sésame indispensable pour pouvoir travailler et nourrir leur famille. Si la grande majorité de la population a pu se réjouir de la disparition d'un despote sanguinaire, saluant la fin du règne de la terreur, le « vide » que peine à combler l'occupation américaine se traduit par la diffusion d'un formidable déficit d'autorité – un sentiment qui fédère un nombre croissant d'Irakiens –, que les divergences entre la Maison-Blanche et l'ONU sur la reconstruction du pays ne paraissent pas de nature à combler.

Un président américain affaibli

En affirmant, le 2 octobre, « que l'ONU n'était pas prête à risquer la vie de son personnel pour un rôle secondaire en Irak », le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a choisi de s'opposer frontalement aux États-Unis. Alors que Washington prône le maintien de son contrôle du pays jusqu'au vote d'une nouvelle loi fondamentale et la tenue d'un scrutin multipartite, dans un délai couramment évalué à deux années, M. Annan, défendant une position proche de celle de Paris et Berlin, réclame que les États-Unis abandonnent les rênes du pays dans trois à cinq mois aux Irakiens, qui se chargeraient d'élaborer une nouvelle Constitution et d'organiser des élections à terme. L'attitude de Washington envers l'ONU est surtout dépendante des tractations pour l'adoption par le Congrès d'une « rallonge » financière de 87 milliards de dollars réclamée par l'administration Bush pour financer sa politique en Irak. Au cas où le projet serait menacé de blocage au Capitole, le gouvernement américain pourrait alors adopter une attitude plus conciliante à l'égard des Nations unies. En sollicitant le Capitole, George W. Bush reconnaissait que la politique irakienne conduite par son administration était aussi une affaire intérieure. Parti en « croisade » avec la bénédiction de la majorité de ses concitoyens, le président s'est retrouvé en situation de leur rendre des comptes dans le miroir de l'enlisement des « boys » sur le sol irakien.