De quoi faire pendant à Variations sur la mort du Norvégien Jon Fosse, mises en scène dans la même salle par Claude Régy, poursuivant sa recherche d'un théâtre ascétique à partir de cette histoire de suicide d'une jeune fille dont les parents sont séparés. Sur un sol éclairé d'un rectangle de lumière, les comédiens aux gestes lents se faisaient musiciens et danseurs d'une parole entraînant au plus profond de l'être, aux frontières de l'humain, là où les repères s'estompent.

Des Prétendants à Variations sur la mort, la distance est grande. Elle est significative du souci d'ouverture d'Alain Françon, directeur du Théâtre de la Colline, lui-même n'hésitant pas à établir un pont entre xixe et xxie siècle avec Petit Eyolf d'Ibsen et Si ce n'est toi d'Edward Bond. Daté de 1894, Petit Eyolf évoque le séisme qui bouscule des parents après la mort accidentelle de leur enfant. Écrite à l'orée du xxie siècle par Bond, Si ce n'est toi projette dans un pays de lendemain d'apocalypse, dirigé d'une main de fer par un pouvoir invisible brisant tout lien social ou familial, interdisant tout souvenir.

De l'une à l'autre pièce, on a retrouvé chez Alain Françon le même souci de rigueur sobre tant dans la mise en scène que dans la direction d'acteurs, qui semblent jouer à nu, n'ayant pour seules armes que leur voix et leur corps. Accompagnée notamment de Jacques Bonnaffé dans Petit Eyolf et de Luc-Antoine Diquéro dans Si ce n'est toi, Dominique Valadié s'est montrée digne des plus grandes comédiennes du siècle. À la voir, on pensait à la trogne d'Helen Weigel, la compagne de Brecht, interprétant Mère Courage.

Les « petits théâtres qui bougent »

Dans les « petits théâtres qui bougent » – salles alternatives, laboratoires ou havres pour petites compagnies et jeunes créateurs –, la création n'aura pas été en reste. C'est vrai du Théâtre de la Bastille avec Déshabillage, comédie mortelle, écrit et mis en scène dans une atmosphère baroque par Jean-Michel Rabeux, ou Tracteur de Heiner Müller, qui a révélé une toute jeune metteuse en scène : Irène Bonnaud. C'est vrai du Centre dramatique de Montreuil où Gilberte Tsaï, directrice du lieu, a créé Sur le vif, rêverie philosophique et ludique de Jean-Christophe Bailly sur le monde animal et l'animalité de l'homme. C'est vrai, encore, du Théâtre de la Tempête, où Philippe Adrien a accueilli le Procès ivre (une œuvre inédite de jeunesse de Bernard-Marie Koltès inspirée de Crimes et châtiments), déniché par Anita Psichiarini, et Loki, trompeur des dieux, saga fantasque de la mythologie scandinave adaptée par un jeune auteur metteur en scène plein de promesses, Laurent Rogero.

Mais là encore, un lieu se distingue, le Théâtre de la Cité internationale. Sous l'impulsion de Nicole Gautier, sa directrice, cette adresse est devenue incontournable pour un public avide de recherche, de jamais vu. Ainsi en fut-il avec les Aveugles de Maeterlinck, mis en théâtre et en vidéo par le Canadien Denis Marleau, comme il en fut avec Plan B, défiant les lois de l'équilibre, proposé par d'anciens élèves de l'école de cirque du Lido, à Toulouse, ou avec À l'ombre des pinceaux en fleurs d'Odile Darbelley et de Michel Jacquelin conduisant sur les pistes délirantes de la création artistique et plastique où le mystère de la toile blanche se conjugue avec celui du geste spontané, aux frontières de l'art brut et de l'art conceptuel.

Il n'empêche que le plus beau pari théâtral de l'année aura été l'intégrale du Soulier de satin, proposée par Olivier Py au Centre dramatique national d'Orléans : onze heures d'émotion et de vie, d'invention et de générosité entraînant sur les terres de l'aventure humaine autant que spirituelle – ou plutôt sur ses mers, tant la barque du théâtre prenait des allures de bateau ivre. Brassant le rire et les larmes, avec des moments bouleversants d'intensité, le spectacle prenait des airs de poème immense. En pleine harmonie avec l'indication de Claudel – « la scène de ce drame est le monde » –, la scénographie ouvrait toutes grandes les portes de l'imaginaire, avec ses tréteaux évoquant des églises baroques, et son or, omniprésent jusque sur les armures. Autour du couple formé par Jeanne Balibar et Philippe Girard (Prouhèze et Rodrigue), la distribution faisait corps.

Les repêchés d'Avignon

« Le pire n'est pas toujours sûr », écrit Claudel dans le Soulier de satin. Le meilleur peut arriver aussi. Programmé dans un festival d'Avignon annulé, Bartabas a dû attendre l'automne pour présenter chez lui, à Aubervilliers, Loungta, sa dernière création. Tout en couleurs chaudes et flamboyantes, en cavalcades et en mouvements à l'épure parfaite, cet opéra cérémoniel pour cavaliers masqués et chevaux dansants se référait au Bardo Thodol (le Livre des morts tibétains, guide pour « bien mourir »), aux accords de la musique et des chants rituels des moines tibétains venus tout exprès du monastère de Gyuto. Invités aussi malheureux d'Avignon, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont proposé en novembre les deux parties du Dernier Caravansérail (Odyssées). Ponctué d'extraits de « vraies » lettres et de discours officiels, le spectacle racontait en une suite de saynètes des bribes d'existences de clandestins prêts à tout pour fuir leur pays. Peurs, viols, vols, départs précipités, tout était dit et montré, tel qu'il est donné à voir sur les écrans de télévision ou à lire dans les journaux, mais recréé à partir d'interviews réalisées par Ariane Mnouchkine auprès de réfugiés des camps de Sangatte en France, de Villawood en Australie, de Lombok en Indonésie. Ce sont ces témoignages qui ont été ensuite repris, reformulés par les trente-cinq comédiens de la Troupe du Soleil tout au long d'un travail d'improvisations élaborées sur le mode de la création collective. Loin du simple fait divers ou du document brut, Mnouchkine a su retrouver les chemins de la fable aux images chargées d'émotion.

Vedettes sur les planches

Pendant ce temps, que faisaient les vedettes ? Elles ont continué à caracoler sur les planches pour le grand bonheur du public : Michel Piccoli a interprété Tchekhov sous la direction de Peter Brook aux Bouffes du Nord dans Ta main dans la mienne, montage de lettres échangées entre l'écrivain russe et son épouse, la comédienne Olga Knipper. Sami Frey a réenfourché son vélo au Théâtre de la Madeleine pour la reprise de Je me souviens d'après Georges Perec, créé quinze ans plus tôt. Fabrice Luchini est passé de l'Athénée au Théâtre Antoine pour prolonger le succès de Knock. Jean-François Balmer a rendu un hommage sensible à Baudelaire avec Baudelaire dit par Balmer au Théâtre du Ranelagh, et André Dussolier a célébré le sport et ses exploits dans les Athlètes dans leur tête, d'après des chroniques de l'écrivain journaliste Paul Fournel. Dans ce même Théâtre du Rond-Point, on aura pu retrouver Jean-Pierre Cassel dans l'adaptation théâtrale du film Festen, mis en scène par Daniel Benoin, directeur du Centre dramatique national de Nice, et par deux fois Pierre Arditi, d'abord aux côtés d'Ariane Ascaride dans Mathilde de Véronique Olmi, puis en solitaire dans Une leçon de savoir-vivre de Jean-Claude Grumberg ; Philippe Caubère y a évoqué le torero Nimeno II avec Recouvre-le de lumière et Pierre Richard s'y est raconté lui-même avec Détournement de mémoire.