Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Au-delà des mouvements des intermittents du spectacle, qui ont contraint de grands festivals de musique à l'annulation, l'avenir de certains étant même plus ou moins en danger, c'est sous le signe d'Hector Berlioz que s'est placé le millésime 2003.

Sous le signe de Berlioz

Bruno Serrou
Académie Charles-Cros

Berlioz, « le mal-aimé », du moins en France. Car, au-dehors de nos frontières, le compositeur dauphinois est considéré comme le plus grand des musiciens romantiques français. Il est en tout cas l'indispensable chaînon entre Jean-Philippe Rameau et Claude Debussy. C'est donc avec faste que le bicentenaire Berlioz a été célébré, de Tokyo à New York et Salzbourg, en passant par Sydney, Londres et Paris, ainsi que dans le Dauphiné, où il est né le 11 décembre 1803. Au-delà de l'anecdote ridicule du transfert annulé de ses cendres au Panthéon, les célébrations du bicentenaire ont permis de mesurer combien Berlioz compte aujourd'hui, tant sa pensée se révèle d'une étonnante contemporanéité. Excessif et novateur, tout en restant intimement ancré dans la tradition et la pensée des anciens, le compositeur demeure le modèle de l'artiste dans la société. Et si cette commémoration a suscité une série de publications biographiques et analytiques impressionnante, ce sont en fait ses propres œuvres qui se sont imposées comme les plus fondamentales pour la connaissance de sa personnalité et de la vie culturelle, artistique et musicale de l'Europe du xixe siècle.

Vérité troyenne

Si Benvenuto Cellini, premier opéra de Berlioz, n'a pas eu les honneurs de la scène, devant se contenter de deux concerts, l'un en début de saison à l'Orchestre de Paris – qui a passé pour le bicentenaire une dizaine de commandes d'œuvres nouvelles à autant de jeunes compositeurs –, l'autre à l'Orchestre national de France en décembre, l'hybride de cantate scénique et de symphonie avec voix la Damnation de Faust a connu à Genève une lecture décapante avec le dramaturge Olivier Py. Pour ce dernier, Faust, homme de savoir dont la soif de connaissance est inextinguible, sait aussi que « seule la connaissance sensible est susceptible de déchirer le voile ». La vision de Py ramène à l'homme médiéval, « qui est dans l'image en tant que représenté et parce que l'image n'est pas posée devant lui, mais autour de lui dans la cathédrale », et à l'homme de la Renaissance pour qui l'image n'est plus que « le témoin de ce qu'il a perdu ». Malgré sa violence, la lecture de Py, subtile et polymorphe, est d'une singulière magnificence. Jouant du noir et blanc, elle suscite de somptueux tableaux faits de crépuscule et de lumière, par le biais d'ombres chinoises et de figurines, les seules taches de couleur étant celles du feu incandescent de l'enfer et l'immense escalier d'or par lequel Marguerite accède au paradis. Mais l'événement du bicentenaire Berlioz restera l'entrée au répertoire de nombreux théâtres du grand œuvre qu'est l'opéra les Troyens. Cet « enfant de douleur » qui préoccupa Berlioz pendant un quart de siècle a longtemps été réputé immontable, son auteur même devant accepter de le tronçonner en deux parties et d'y faire des coupes importantes. Représenté au Metropolitan Opera de New York, au Festival de Salzbourg, à l'Opéra d'Amsterdam et à l'Opéra de Leipzig, notamment, c'est surtout la production du Théâtre du Châtelet qui était attendue. Donnés dans leur quasi-intégralité pour la première fois à Paris, les Troyens n'ont rien du mastodonte si décrié, et, sans ce tunnel qu'est le ballet du quatrième acte, l'ouvrage, quoique de forme classique et peu novateur, est d'une saisissante beauté, enchaînant scènes, tableaux, airs, ensembles et chœurs tous plus somptueux les uns que les autres. En fait, Berlioz, pénétré de littérature classique, de Virgile jusqu'à Shakespeare, obéit à l'esprit de ses modèles, dont il traduit musicalement l'essence. Dans sa propre scénographie, le metteur en scène grec Yannis Kokkos signe un spectacle d'une incontestable beauté esthétique, avec cet immense miroir incliné qui autorise d'amples mouvements de foule, noir et tragique dans la première partie, blanc et sensuel dans la seconde. Si l'on relève des détails irritants comme les treillis et les armes à feu au milieu d'une foule vêtue d'habits d'une époque plus ou moins « antique », et, surtout, le ballet, l'ensemble de la production est fort cohérent. Sir John Eliot Gardiner dirige avec foi, une maîtrise du discours et de la nuance qui maintient d'un bout à l'autre les sens du spectateur en éveil. La distribution de solistes est quasi idéale, avec, côté femmes, Anna Caterina Antonacci, Cassandre bouleversante à la voix pleine et au somptueux velours, Susan Graham, Didon à la voix souple, ample et sculpturale, et, côté hommes, Ludovic Tézier, excellent Chorèbe, Laurent Naouri, grand prêtre et Iopas d'anthologie, et Topi Lehtipuu, Hylas déchirant.

Saison russe

Qui s'attache un tant soit peu à Berlioz sait combien la musique russe lui doit. C'est donc tout naturellement que le Théâtre du Châtelet, qui a été le premier à accueillir en France opéras et ballets russes importés par Serge Diaghilev, revient régulièrement sur ce qui a largement contribué à son renom dans le domaine classique. Neuf ans après un premier retour, avec notamment le Coq d'Or de Rimski-Korsakov repris à l'automne 2002, cette même scène proposait deux œuvres coproduites avec le Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, l'une fort célèbre, Eugène Onéguine de Tchaïkovski, l'autre beaucoup moins, le Démon d'Anton Rubinstein.