Journal de l'année Édition 2003 2003Éd. 2003

Batasuna : une interdiction à risques

Suspension, interdiction : après des années de mises en garde, la justice et la classe politique espagnoles sont passées à l'acte à l'encontre du terrorisme basque. Les mesures qui visent Batasuna sont justifiées. Il reste que, dans une démocratie, la répression d'un parti qui représente encore localement 10 % des électeurs soulève certaines questions.

C'était une bombe de trop. Le 4 août, l'explosion d'une voiture piégée près d'une caserne de la Guardia Civil, dans la station balnéaire très fréquentée de Santa Pola, proche d'Alicante, à une heure d'affluence, a tué deux personnes et peut-être signé l'arrêt de mort de Batasuna. Pas de membre des forces de l'ordre ni même d'homme politique parmi les victimes : juste un retraité et une fillette de six ans. La bombe constituée de 50 kg d'explosif ne visait aucune cible « politique » ou « militaire » ; aveugle et gratuit, l'attentat était destiné à tuer le maximum de personnes, dans le cadre de la « campagne d'été » de l'ETA dirigée contre les intérêts touristiques de l'Espagne. Avec le conseiller municipal socialiste tué à Orio, au Pays basque, en mars, ces deux morts portent à trois le nombre de victimes de l'organisation armée clandestine depuis le début de l'année. La classe politique espagnole dans son ensemble et le gouvernement autonome basque ont condamné l'attentat et appelé à des manifestations de protestation. À l'exception notable de la coalition indépendantiste Batasuna, considérée comme la « vitrine légale » de l'ETA.

« Ordures humaines »

Le lendemain de l'attentat, des dizaines de milliers d'Espagnols à travers le pays se sont mobilisés une fois de plus contre l'ETA, démontrant ainsi l'isolement des extrémistes basques et la profonde impopularité de leur stratégie. Le même jour, aux obsèques des victimes, le Premier ministre, José Maria Aznar, a qualifié d'« ordures humaines » les dirigeants de Batasuna, « tout aussi responsables » du terrorisme que l'ETA, à ses yeux, en raison de leur refus de condamner les attentats et de dénoncer les exactions commises au nom de la lutte pour l'indépendance du Pays basque. Mais, cette fois, José Maria Aznar est passé des imprécations aux actes. Mettant à exécution sa menace d'engager une procédure d'interdiction de Batasuna si ce dernier ne condamnait pas l'attentat de Santa Pola, il a transmis à cet effet les pièces du dossier au procureur général de l'État et a demandé au Congrès des députés d'autoriser le gouvernement à saisir le Tribunal suprême. Le Premier ministre a agi en application de la nouvelle loi sur les partis politiques adoptée en juin – et taillée sur mesure pour Batasuna, estime-t-on généralement. Fruit du climat instauré par les attentats du 11 Septembre, celle-ci permet d'interdire un parti qui « soutient activement ou tacitement le terrorisme ». L'absence de condamnation d'un attentat terroriste vaut-elle soutien tacite ?

La justice aussi s'intéresse à Batasuna. Au terme de cinq années d'enquête sur la nébuleuse de mouvements entourant l'ETA, le juge antiterroriste Baltasar Garzon a gelé les comptes bancaires du parti basque, en juin. Le qualifiant de « société écran » de l'ETA, il l'a estimé « civilement responsable » des dégâts occasionnés par la guérilla urbaine que mènent diverses organisations de la jeunesse indépendantiste, tour à tour interdites, sous l'égide de l'ETA.

Le 26 août, les actions politiques et judiciaires conduites à l'encontre de Batasuna se sont spectaculairement rejointes. Poursuivant sa démarche, le juge Garzon a ordonné la suspension pour trois ans des activités politiques de Batasuna, en application de l'article du Code pénal qui permet de faire ainsi cesser un délit présumé, en l'occurrence celui de collusion avec l'ETA. En conséquence, Batsuna a été sommé de fermer ses permanences et de s'abstenir de toute manifestation politique ; ses élus ne pourront plus exercer leur mandat qu'à titre individuel. Le même jour, le Congrès des députés réuni en session extraordinaire a autorisé le gouvernement à saisir le Tribunal suprême d'une demande d'interdiction de Batasuna. Seuls les élus du Parti nationaliste basque (PNV), au pouvoir à Bilbao, ont voté contre ; les nationalistes catalans de Convergence et Union et les communistes se sont abstenus.

Risques de dislocation

En démocratie, l'interdiction d'un parti politique n'est jamais anodine. Celle-ci se justifie pleinement, politiquement, juridiquement et moralement. Batasuna aura beau continuer à dénoncer la « dictature » de Madrid, personne ne niera le fait que le Pays basque est certainement la région d'Europe qui bénéficie du plus large régime d'autonomie possible, et que les institutions européennes offrent toutes les garanties de recours aux citoyens basques qui se sentiraient opprimés. L'interdiction de Batasuna n'en pose pas moins de nombreuses questions. Les affrontements causés par l'intervention de la police basque contre les permanences du mouvement indépendantiste, en application de la décision du juge Garzon, ont illustré les risques de dislocation qui menacent une communauté à l'identité politique et sociale encore imparfaitement constituée. Sur le terrain, la disparition de Batasuna ne va-t-elle pas faire de l'ETA la seule référence du mouvement indépendantiste radical ? De quelle possibilité d'expression, en effet, disposeront désormais les électeurs de Batasuna ? De plus, comme le demandait un représentant du PNV : « Qui va-t-on mettre hors la loi après le prochain attentat ? »