Avec Autres Arpents de Jean-Claude Pirotte, la dérive prend une autre coloration. Il a vingt livres derrière lui, trente ans d'écriture, et il est toujours à la poursuite du discontinu, de l'inachevé, perdu dans le labyrinthe de l'alcool et des livres, à jamais sceptique. Tout au contraire rien de flamboyant dans la quête impossible de Jeanne, sans doute l'alter ego de l'auteur, Nita Rousseau (Un père si mystérieux), mais recréer l'ombre du père, assassiné par les Japonais en 1945, est le seul moyen de donner sens à sa vie. Il peut y avoir quelque méchanceté à mettre le livre de Jacques-Pierre Amette au rang des dérives ordinaires, mais dans Ma vie, son œuvre tout est centré, avec talent sans doute, sur l'impossibilité aujourd'hui d'édifier une œuvre et, lui laissant la parole : « Un livre n'est jamais qu'un tombeau provisoire d'une joie intime. »

Corps mémorable

Les éditeurs continuent (et continueront sans doute) de vouloir appâter le lecteur en lui proposant des livres qui se lisent comme des confessions intimes et lui promettent des secrets d'alcôve. La littérature n'y trouve pas toujours son compte. Est-ce alors Alain Robbe-Grillet, à la veille de ses quatre-vingts ans, qui peut renouveler le genre ? Avec la Reprise, nous découvrons un habile pot-pourri de ses quatorze romans précédents avec les allers et retours habituels et la non moins continuelle obsession « érotico-sadienne ». Mais le corps ici est d'abord fantasme et les méandres labyrinthiques ont un charme envoûtant comme s'il y avait un secret au-delà. Amanda Devi trame dans Pagli (la pagli ou la folle) le monologue enflammé d'une femme insoumise et névrosée : « Je me perds totalement dans mon corps démembré. » – Un parfum d'épices, un zest d'exotisme, une violence verbale, et le livre existe...

Marion ou le Corps enseignant d'Olivier Germain-Thomas nous montre une agrégée de lettres céder aux délices de l'amour charnel avec un beur. Mais, lorsqu'elle le quitte, il rallie un mouvement terroriste. Elle lui évitera le crime mais pas la mort. En filigrane, l'ombre d'une réconciliation possible entre des êtres de culture différente – mais passe-t-elle par le corps ?

La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet (que l'on peut accompagner des textes et photographies de son compagnon, Jacques Henric, Légendes de Catherine M.) se voudrait sulfureuse, mais présente plus un intérêt sociologique que littéraire.

Continent Amérique – Au nord

Les différentes facettes de l'écriture américaine sont presque toutes présentes cette année. Tout d'abord le témoignage réaliste, avec un livre ancien mais combien d'actualité : les Vagabonds de la faim (1934), de Tom Kromer, qui relate sa vie d'errance et celle de milliers d'autres en quête de travail après la crise de 1929. Chaque chapitre décrit un épisode de la vie de ceux que Kromer appelle les « stiffs », littéralement les « raides » ou crève-la-faim. Vient ensuite un livre qui s'inscrit dans la tradition du Sud : Braconniers (1998), de Tom Franklin, où apparaît une deuxième « guerre civile », celle de l'industrialisation forcenée en Alabama avec ses conséquences sur l'environnement et la vie de ses habitants. Robert Coover, avec la Femme de John (1997), recrée une petite ville des plaines avec ses perversions, ses hypocrisies, ses frustrations et a recours à toute la panoplie des techniques romanesques.

Avec le dernier Thomas Pynchon, Mason Dixon (1999), le lecteur s'enfonce dans les profondeurs d'une œuvre difficile où pèsent les forces obscures qui hantent l'Amérique. Plus aimable et fidèle à lui-même, Isaac-Bashevis Singer (Ombres sur l'Hudson, 1998) fait preuve de sa verve de conteur. De Joyce Carol Oates nous vient son vingt-huitième roman, Mon cœur mis à nu (1998), dans la tradition du grand roman américain puisque les aventures de la famille Licht renvoient toutes aux événements les plus importants de l'histoire des États-Unis depuis plus de cent ans. Une pincée de fantastique assaisonne ce gros ouvrage de plus de six cents pages.