Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Jeunesse kabyle : les émeutes du désespoir

Entre avril et juillet, plusieurs centaines de milliers d'émeutiers ont envahi la rue kabyle. Une rage contagieuse à toute l'Algérie, fondée non plus sur une revendication identitaire mais sur l'absence d'espoir née du mal-être économique et social.

« Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! » Slogan ahurissant de détresse, entendu des milliers de fois durant les jours de colère qui ont éclaté en Kabylie (Algérie), à l'est de la capitale Alger, à partir d'avril 2001. Pendant plus de trois mois, les émeutiers âgés de 15 à 30 ans, armés de pierres et de cocktails Molotov, vont crier leur haine d'un pouvoir opaque et « assassin », et dénoncer pêle-mêle la corruption, l'arbitraire et la brutalité des forces de l'ordre.

Une rafale tirée « accidentellement »

Tout commence le 18 avril, à 18 h 30. Massinissah Guermah, jeune Kabyle âgé de 18 ans, est arrêté dans la rue et brutalement traîné dans le poste de gendarmerie de la bourgade de Béni Douala. Atteint d'une rafale de pistolet-mitrailleur tirée par un gendarme, « accidentellement » selon la version officielle, il décède à l'hôpital deux jours plus tard des suites de ses blessures. La réaction de la population est immédiate. Des émeutes sporadiques éclatent un peu partout en Kabylie, à Tizi Ouzou, la ville principale, mais aussi à Sétif, à Béni Yennis, à Béjaïa... Les manifestations sont coordonnées par les arch, ces communautés de villages désormais plus aptes à mobiliser la jeunesse que les partis politiques d'opposition.

Ces jours de colère connaissent trois temps forts. Les 28 et 29 avril, la contestation monte d'un ton et la gendarmerie réplique avec des munitions de guerre, causant 30 morts parmi les manifestants. Le 21 mai, plus de 500 000 personnes défilent dans le calme à Tizi Ouzou en une gigantesque « Marche noire ». Venues de tous les villages de Kabylie, elles portent vers la préfecture un immense drapeau noir, déployé en signe de deuil contre les victimes de la répression. Le 14 juin, enfin, la contestation gagne Alger. Là encore, plusieurs centaines de milliers de manifestants venus de Kabylie, relayés par les Algérois, se heurtent aux forces de l'ordre dans ce qui fut peut-être la plus grande manifestation que l'Algérie ait connue depuis l'indépendance. Face à la contestation, les autorités restent longtemps atones. Le président Abdelaziz Bouteflika ne parle que le 30 avril, dix jours après le début des émeutes. Muet sur les causes des événements et sur la violence déployée par les gendarmes, il se contente de convoquer une « commission d'enquête sur les émeutes en Kabylie ».

Une révolte non identitaire

Historiquement, la Kabylie est une région frondeuse en Algérie. Avant ce « printemps kabyle », il y avait eu, en juin 1998, les émeutes consécutives à l'assassinat du chanteur berbère Lounès Matoub. Il y avait eu le fameux « printemps berbère » de 1980, où, pour protester contre l'interdiction par les autorités algériennes d'une conférence de l'écrivain Mouloud Mammeri sur la langue berbère (tamazight), des milliers d'émeutiers à Tizi Ouzou en avaient réclamé la reconnaissance comme langue officielle, au même titre que l'arabe. Il y avait eu, en somme, presque quarante ans de revendications identitaires fondées sur des caractéristiques culturelles distinctes : les 6 millions de Kabyles (sur 31 millions d'Algériens) sont les héritiers, islamisés tardivement, d'une population ancienne d'Afrique du Nord qui s'est réfugiée dans la montagne de Kabylie pour échapper aux invasions successives, notamment romaine et arabe. Leurs revendications n'ont pour l'essentiel jamais été satisfaites par l'État algérien qui s'est construit, depuis l'indépendance, sur une identité nationale presque exclusivement arabo-islamique.

Cette fois-ci, pourtant, la révolte kabyle ne se veut pas identitaire. Les jeunes veulent « en finir » avec un malaise diffus, né notamment de l'absence de travail ou d'horizon lorsque un salaire d'ingénieur – 15 000 dinars (environ 230 euros) par mois – ne permet même pas de louer un logement. Ils ne comprennent pas cette misère et l'immobilisme d'un pays riche de ressources pétrolières pourtant en augmentation. Ils reprennent à leur compte le désespoir de toute une jeunesse algérienne – 75 % des Algériens ont moins de trente ans – à travers le slogan tant entendu : « Donnez-nous du travail, des logements, de l'espoir et il y aura le calme. »