Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

Haro sur la formalisation mathématique en économie !

Les Américains Daniel McFadden et James Heckman ont reçu le prix Nobel d'économie 2000 pour avoir inventé un modèle mathématique ultra sophistiqué. Cela, alors qu'une poignée d'étudiants, épaulés par des enseignants, se sont insurgés contre le recours trop fréquent à la modélisation en économie, ouvrant ainsi le débat sur l'enseignement de cette discipline en France.

Dans un ouvrage publié en 1995, Alfred Hirschmann a croqué le syndrome affectant nombre de ses contemporains qui éprouvent « la physics envy, c'est-à-dire l'irrépressible besoin de décrire le monde économique et social par un système d'équations sobre et transparent ». Une inclination couronnée cette année par le prix Nobel d'économie (voir encadré) et vivement critiquée par une poignée d'étudiants issus des grandes écoles (Ulm, Cachan...) et des principales facultés françaises (Dauphine, la Sorbonne...) dans une pétition publiée par le quotidien le Monde en juin.

Dans ce texte, qui a recueilli à ce jour plus de 1 000 signatures, les étudiants en économie se déclarent « globalement mécontents de l'enseignement » qu'ils reçoivent et dénoncent « l'usage incontrôlé des mathématiques » dans les cours, à travers la modélisation. Des modèles qui ne seraient que des « mondes imaginaires dont la pertinence reste à démontrer » mais sur lesquels s'appuie néanmoins une science jugée « autiste » et se révélant incapable d'aider à « une compréhension approfondie des phénomènes économiques auxquels le citoyen d'aujourd'hui est confronté ». Un comble pour une discipline tournée vers l'explication de réalités complexes. Les pétitionnaires assimilent cet excès de formalisation mathématique au règne sans partage de la théorie néoclassique dans l'enseignement. Née dans le dernier tiers du xixe siècle, cette théorie, d'essence libérale, postule que seule la libre concurrence permet aux systèmes économiques de fonctionner de façon optimale et critique le rôle régulateur de l'État.

Voilà donc la vieille querelle de la place des mathématiques en économie remise au goût du jour dans un contexte particulier. L'économie occupe une place désormais centrale. Dans la vie de l'homme de la rue qui s'inquiète du chômage ou des conséquences de la mondialisation. Dans les sphères politiques, lorsque, pour chiffrer le nombre d'emplois créés par le passage aux 35 heures ou les effets d'une baisse de 1 % des cotisations sociales en Europe, les dirigeants s'appuient sur des modèles mathématiques. Il n'en demeure pas moins que l'économie séduit de moins en moins d'étudiants. Tous les grands pays observent une décrue des effectifs choisissant cette discipline, notamment la France, où ils sont passés de 67 622 en 1994-1995 à 54 163 en 1999-2000.

Le « post-autism economics mouvement »

Une situation suffisamment alarmante pour mobiliser 300 professeurs dits « hétérodoxes » parce que récusant les thèses néoclassiques, et qui se sont fendus d'un texte de soutien aux étudiants pendant l'été. La fronde semble même déborder le cadre de l'université française puisque l'appel des pétitionnaires français s'est internationalisé pour donner naissance au « Post-autism economics mouvement » (le mouvement pour sortir de l'autisme de la science économique), dont le site Internet recueille, entre autres, les signatures du monde entier.

Les défenseurs de la formalisation mathématique ont contre-attaqué à l'automne par un texte publié dans le Monde, également. Ils reprochent ainsi aux étudiants (mais la charge s'adresse surtout à ceux de leurs collègues qui les soutiennent) d'assimiler l'économie « mathématisante » à la théorie néoclassique. Or, selon eux, il n'existe aucun lien logique entre la modélisation et les théories économiques d'essence libérale. Bien au contraire. Au cours des trente dernières années, les économistes ont produit autant d'arguments en faveur d'une intervention de l'État que du laisser-faire des marchés en recourant aux mêmes instruments (les modèles) et en utilisant le même langage (les mathématiques). Comme le souligne Philippe Mongin, directeur de recherches au CNRS, « les mathématiques sont un instrument d'analyse et d'exposition, et non le vecteur d'une intention ». Cette dernière est du ressort des dirigeants politiques quand ils mettent en œuvre des politiques économiques. Quant à savoir ce qu'il faut enseigner dans les facs d'économie, le camp « formaliste » souligne l'ambiguïté du rôle des professeurs. D'un côté, ceux-ci doivent transmettre des techniques pour former de futurs professionnels (économètres, statisticiens,...). De l'autre, ils sont censés tenir compte du souci exprimé par certains étudiants d'acquérir aussi des outils pour penser la société dans laquelle ils vivent. Or, selon un enseignant, « les modèles permettent justement de le faire d'une manière précise et claire. Mais il est difficile d'apprendre à penser le monde correctement en utilisant la modélisation en si peu d'années – la durée d'un cursus moyen en économie est de quatre ans. À moins d'entrer à l'université avec une bonne maîtrise des mathématiques. Ce qui est souvent loin d'être le cas... ».