Echelon, le réseau des réseaux

Au début de l'année, la Commission européenne de Bruxelles et plusieurs membres du Parlement européen mettaient en cause l'activité des services de renseignement des États-Unis et ceux de leurs alliés anglo-saxons, et au premier chef du Royaume-Uni. Publiquement, il était fait mention pour la première fois d'un mystérieux réseau surnommé Echelon, réputé affilié à l'ultra-secrète National Security Agency, organe américain en charge des écoutes électroniques à l'échelle mondiale.

En fait, ce n'était point tant l'existence de ce réseau qui suscitait l'émoi que l'utilisation qui, selon les parlementaires européens, en serait faite depuis plusieurs années, à savoir l'espionnage économique des entreprises européennes au bénéfice de leurs concurrents américains. Ce nouvel épisode de la rivalité euro-américaine ne devrait pas avoir de graves conséquences car aucun des protagonistes n'y a véritablement intérêt. La solidarité du secret entre ces organismes l'emporte souvent sur la compétition. Il constitue néanmoins un rappel à l'ordre sérieux, qui devrait conduire à une meilleure définition des missions des services de renseignement entre pays alliés, dix ans après la fin de la guerre froide.

Le poids du secret

Les connaissances sur ces organismes restent évidemment très parcellaires. Les études les plus sérieuses proviennent de journalistes spécialisés, qui ont consacré l'essentiel de leur carrière à ces enquêtes. Parmi eux on citera Jeffrey Richelson, Nicky Hager et Duncan Campbell. C'est à ce dernier que les parlementaires européens se sont adressés pour établir un rapport sur les activités d'Echelon dans le secteur civil commercial. Ces « enquêteurs » peuvent agir efficacement en utilisant une législation qui s'oppose au secret d'État, tel que le Freedom of Information Act aux États-Unis. En outre, certains agents, ayant quitté le service actif dans ces organismes, finissent par s'exprimer publiquement, la plupart du temps pour dénoncer le caractère foncièrement illégal et arbitraire de pratiques secrètes, qui semblent parfois ne plus relever d'aucune autorité politique identifiable. De fait, presque tous les éléments restent strictement secrets. L'existence d'Echelon n'est pas reconnue officiellement par le gouvernement des États-Unis, ni par les autres participants. Aucun accord diplomatique n'est encore public plus d'un demi-siècle après sa conclusion. On doit donc se contenter d'une approche limitée, à la fois déductive de certaines données obtenues à la marge, et intuitive au regard de ce que l'on sait de l'activité ordinaire d'un service de renseignement disposant de moyens puissants dont les capacités techniques sont partiellement connues par analogie avec le secteur civil.

Echelon : la formation et l'organisation

Durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient compris le caractère crucial de l'interception des signaux électroniques. C'est en captant et en décryptant les communications japonaises qu'ils étaient parvenus à acquérir la supériorité sur leurs adversaires dans le Pacifique. Midway est d'abord la victoire du renseignement électronique. La coopération renforcée entre les alliés anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, c'est-à-dire le Commonwealth « blanc ») avait conduit à un rapprochement, fort délicat, entre leurs moyens de renseignement. Dès 1947, les États-Unis et le Royaume-Uni signent un accord de coopération sur les Sigint (intelligence signals). La création secrète de la NSA en 1951 correspond à la volonté de ne pas perdre ce potentiel militaire considérable, mais d'en développer les acquis afin de disposer d'un instrument de domination parfaitement bien adapté au contexte très particulier que constitue la guerre froide.

C'est en 1971 que l'accord Ukusa de 1947 se transforme en Echelon, au terme d'une évolution très pragmatique, fruit d'une coopération efficace adaptée aux besoins.

Le réseau poursuit et prolonge l'effort d'entraide initial : face à l'URSS et au bloc communiste (qui inclut évidemment l'immensité chinoise), les Cinq se répartissent les tâches par zones géographiques : le Royaume-Uni couvre l'Afrique, l'Europe centrale et la Russie jusqu'à l'Oural. Le Canada assure la surveillance du nord de l'ex-URSS et de l'Europe. Tandis que l'aire de responsabilité australienne correspond à l'océan Indien et à l'essentiel du Pacifique sud, la Nouvelle-Zélande venant compléter la couverture de cette dernière et immense zone. Les États-Unis assurent tout le reste, c'est-à-dire l'Asie, la moitié nord du Pacifique et une large part de la zone atlantique, s'étendant sur une partie de l'Europe.