Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

Atmosphère de fin de règne en Russie

Des Premiers ministres qui valsent, la guerre qui reprend au Caucase et fait des vagues à Moscou secouée par de sanglants attentats, des scandales de corruption qui éclaboussent le Kremlin, la Russie, en proie à une crise économique persistante et affaiblie sur la scène internationale, exhale une atmosphère de fin de règne. Mais le monde politique russe s'est apparemment résigné à laisser la politique suivre son cours chaotique jusqu'aux échéances électorales prochaines et le tsar Boris, malade, régner jusqu'à la fin de son mandat en l'an 2000, tout en préparant activement sa succession.

Installé depuis à peine trois mois à la tête du gouvernement par Boris Eltsine pour y remplacer Evgueni Primakov, Sergueï Stepachine est limogé le 9 août à son retour du Daghestan, où les troupes russes sont engagées dans de violents combats contre des soldats islamistes infiltrés de Tchétchénie. L'air des montagnes du Caucase ne réussit décidément pas à l'éphémère Premier ministre qui avait déjà été écarté de la scène politique en 1996 au lendemain de la guerre de Tchétchénie dans la conduite désastreuse de laquelle il portait une lourde part de responsabilité. À moins que ce ne soit le climat général d'une Russie devenue ingérable qui ne convienne franchement pas à la fonction de Premier ministre, un peu plus fragilisée par ce limogeage, le quatrième en l'espace de dix-huit mois... Mais si la valse des Premiers ministres se poursuit, c'est le maître de ballet, un président Eltsine amoindri par la maladie et rattrapé par les affaires de corruption, qui s'essouffle, dans cette Russie qui distille un climat de fin de règne. Assis sur un siège que l'on savait éjectable, Stepachine a été remercié plus tôt que prévu et sans autre forme de procès par le président russe, qui ne pouvait reprocher à ce fidèle de toujours de lui faire de l'ombre, contrairement à Primakov dont la popularité croissante était devenue gênante. Son successeur désigné, Vladimir Poutine, est le dernier en date de ces Premiers ministres qui se suivent et se ressemblent de plus en plus pour avoir fait leurs classes au KGB puis au FSB, les services de sécurité russes qui en sont issus : mais, alors qu'Eltsine n'a toujours eu qu'une confiance très limitée en Primakov, un Premier ministre imposé par la Douma et qui ne tardera pas à se présenter comme un dangereux rival, la loyauté – apprise à l'école de l'ex-KGB – de ses deux successeurs ne peut être mise en doute. C'est là la seule qualité qu'exige désormais de ses Premiers ministres le tsar Boris isolé, retranché derrière les murailles du Kremlin qui ne sont plus guère en mesure de garder les secrets de la « famille », le cercle étroit des proches du président, éclaboussée par les scandales de corruption. Tout autant dénué de charisme que son prédécesseur, ce qui lui vaut d'ailleurs sans doute d'être désigné aussitôt comme le dauphin du président, Vladimir Poutine a été tout aussi facilement approuvé dans ses fonctions par une Douma nettement moins combative qu'en septembre 1998, lors du bras de fer avec le Kremlin pour la nomination de Primakov ; acceptant en mai le renvoi de ce dernier sans mettre à exécution ses menaces de destitution contre le président, elle semble s'être résignée à accompagner cette fin de règne jusqu'aux prochaines échéances électorales – les législatives de décembre et la présidentielle de l'an 2000 – en laissant Eltsine terminer un mandat que la Constitution lui interdit de renouveler une troisième fois. Mais le nouveau Premier ministre ne devrait guère profiter de la lassitude d'une classe politique qui, si elle a renoncé à l'épreuve de force directe avec le président, n'en prépare pas moins activement sa succession et s'est réorganisée dans cette perspective. Appelé à Moscou en 1996 par le père des privatisations, AnatolyTchoubaïs, après la défaite de l'ancien maire de Saint-Pétersbourg Anatoly Sobtchak, son mentor, Vladimir Poutine a certes une réputation de fermeté acquise dans l'administration présidentielle, où il dirigeait le Département du contrôle, en charge des difficiles relations du Kremlin avec les gouverneurs des 89 régions de Russie, avant d'être nommé à la tête du FSB puis au Conseil de sécurité de la présidence. L'expérience de ce défenseur du centralisme ne sera sans doute pas suffisante pour renforcer le clan présidentiel, qui doit faire face désormais à une puissante coalition autrement plus menaçante que les communistes : considéré comme l'un des rares hommes politiques intègres du pays et le successeur le plus probable d'Eltsine, Primakov renforçait ce front en août en apportant son soutien à la toute nouvelle et puissante alliance « La Patrie-Toute la Russie » constituée autour du maire de Moscou, Iouri Loujkov, qui oubliait ses propres ambitions présidentielles, et de plusieurs barons régionaux.

Trois Premiers ministres

Pour contrer cette offensive, trois anciens Premiers ministres peu rancuniers – Tchernomyrdine, Kirienko et Stepachyne – ont constitué un bloc qui prétend défendre les intérêts de la « famille » aux législatives. Bien plus que ce « club des anciens Premiers ministres », c'est l'évolution de la situation au Caucase qui devrait influer réellement sur le cours politique du pays. Sans doute la guerre déclenchée par les fondamentalistes wahabites tchétchènes au Daghestan – qui réveille la menace d'une contagion islamiste dans le Caucase russe –, mais aussi ses ondes de choc à Moscou et dans d'autres villes russes – où une vague d'attentats faisait au moins 300 morts début septembre –, accorde-t-elle un répit au Kremlin. Mais, si elle marque une trêve dans les guerres de clans politiques, cette « union sacrée » contre la violence imputée à des Caucasiens diabolisés peut-elle encore servir un pouvoir assez discrédité pour qu'on l'ait soupçonné d'avoir provoqué les attentats à seule fin de pouvoir décréter l'état d'urgence et de geler ainsi le processus électoral ? Cautérisée par l'accord de paix conclu en 1996 par le général Lebed avec le président tchétchène Aslan Machkadov, qui mettait un terme à une guerre ayant fait 100 000 morts mais laissait en suspens pour cinq ans la question du statut de la République caucasienne de facto indépendante, la plaie tchétchène s'est remise à saigner, plaçant le Kremlin dans une impasse qu'il a provoquée en choisissant le pourrissement. Agitant le spectre de l'éclatement de la Russie, dont la guerre du Kosovo avait déjà confirmé l'affaiblissement sur la scène internationale, les événements du Caucase trahissent, pour une population russe désillusionnée et fatiguée par les privations, les dernières convulsions d'un régime aux abois, qui cherche avant tout à sauver les meubles et à se préparer une retraite sûre.