Rothko allait ainsi jusqu'à recommander au spectateur de s'approcher à moins de cinquante centimètres d'une toile de plus de deux mètres de hauteur : pour mieux être immergé dans la couleur, non sans un soupçon de volonté d'emprise tyrannique sur le spectateur. Pour le restaurant new-yorkais du Seagram Building (ce magnifique gratte-ciel minimaliste construit par Mies Van der Rohe), Rothko avait reçu la commande d'un ensemble de Murals qu'il avait conçu comme un véritable dispositif de clôture, afin de « donner aux spectateurs le sentiment d'être piégés dans un espace dont les portes et les fenêtres ont été murées de telle sorte que tout ce qu'ils peuvent faire, c'est se taper continuellement la tête contre les murs ».

Intimes et fusionnelles, ces peintures de couleurs sont aussi très théâtrales. Elles forment en ce sens moins des décors que des « drames ». Rothko assume, semble-t-il, cette théâtralité puisqu'elle suppose pour lui un rôle actif accordé au spectateur, absorbé physiquement et mentalement. Lors d'un discours prononcé au Pratt Institute de New York en octobre 1958, Rothko évoque parmi ce qui fait la « recette d'une œuvre d'art », le principe de « tension » : « soit le conflit, soit le désir réprimé », précise-t-il. Entre les rectangles de tonalités diverses, de subtils échanges s'opèrent, avec un double mouvement d'expansion et de contraction. Le flou du sfumato des contours, obtenu par une application de la peinture au chiffon, facilite la perméabilité des plans, qui se répandent et se rétractent. Il est ici question de limite et de rayonnement, dans un jeu de mouvements laissés à l'appréciation de celui qui contemple. Après le choc causé par la dimension frontale de la toile, le cheminement du regard sur les marges de ces pans de couleurs alimente une perception curieusement mise « en attente », ce « désir réprimé » auquel fait allusion Rothko : « Mes tableaux actuels renvoient à l'échelle des émotions humaines, de la destinée humaine, autant que je suis capable de l'exprimer ». Derrière le silence apparent de cette peinture qui a exclu tout récit, l'œuvre se veut éloquente, à la recherche d'un puissant effet dramatique, d'un « sublime abstrait ».

Une matière fluide et spirituelle

C'est là la dimension proprement religieuse des peintures de Rothko, celle qui apparaît notamment dans le fameux projet de la chapelle de Houston. Une salle octogonale est rythmée par huit grands formats qui encerclent le visiteur. L'irisation des pigments diffuse une couleur bien incarnée, qui touche les yeux avant d'atteindre l'âme. À l'antipode du formalisme qui devenait, en Amérique, dominant au cours des années 60, Rothko refuse toute tentation décorative du colorisme. Le système chromatique qu'il élabore s'appuie sur un jeu de polarités des différentes textures qui animent la surface de la toile : tons chauds et tons froids, clarté et obscurité, transparence et opacité, brillance et matité, pureté et salissures. Derrière la relative neutralité de la touche, peu visible, Rothko insiste sur la valeur sensible de la matière, le derme de la peinture. C'est dans le sillage du surréalisme qu'il recherche un espace sensible entre inconscient et expérience visuelle physique : « Peindre un petit tableau, c'est se mettre en dehors des sensations. »

Les tonalités rares, tantôt sourdes, tantôt lumineuses, parfois saturées, toujours choisies en nuance dans l'entre-deux de la gamme chromatique, sont un hymne à l'apparaître de la couleur, à son épiphanie : « Quand la salle, écrit Rothko, est saturée par l'atmosphère qui se dégage des œuvres, les murs capitulent et la force poignante de chaque tableau devient plus visible. »

Évitant la froideur mystique des monochromes de Reinhardt, Rothko cherche dans les vibrations infimes des teintes crépusculaires une forme d'éblouissement. Il défend une abstraction dont l'économie plastique ne serait pas exclusive du sujet : « Il n'existe pas de bonne peinture qui ne parle de rien. Le sujet est essentiel et le seul sujet valable est celui qui est hors temps et tragique. » Une peinture absolue qui serait donc une peinture d'absolu. L'œuvre de Rothko se veut métaphysique. Son efficacité ? L'ambiance religieuse des salles du musée d'Art moderne de la Ville de Paris et l'attitude très contemplative du public devant ces œuvres-retables la démontraient sans contestation, presque à l'excès. Pour Rothko, « le tableau doit être un miracle » : nombreux furent, semble-t-il, les miraculés.

Pascal Rousseau
Critique d'art