Mark Rothko

Il est souvent dit, dans le concert des critiques contre l'art contemporain, que le public a deserté les salles d'expositions, réservées à quelques initiés, eux-mêmes blasés. La rétrospective consacrée à l'œuvre du peintre abstrait américain Mark Rothko (1906-1970), reconnu aujourd'hui comme un des grands maîtres du xxe siècle, en est un heureux démenti. Lorsque la qualité est au rendez-vous, le public l'est aussi, prêt à braver les files d'attente. Il fallait en effet s'armer de patience pour pouvoir entrer dans les salles du musée d'Art moderne de la Ville de Paris, des salles dont l'ambiance et le silence contemplatif du public rappelaient à certains égards ceux de certaines chapelles lumineuses. Organisée par la National Gallery of Art de Washington, l'exposition arrivait à Paris après un premier succès au Whitney Museum de New York.

L'exposition rassemble, pour la première fois à Paris depuis la rétrospective posthume de 1972, 70 œuvres de Rothko de 1935 à 1969, provenant des collections publiques et privées américaines et européennes. Heureuse surprise, donc, inattendue si l'on en croit notamment le faible pari que les éditeurs avaient pu faire sur cet événement (peu de publications françaises, hormis le catalogue). À quoi est due cette réussite ? Pourquoi le public est-il venu en si grand nombre approcher les grandes compositions de cet « expressionniste abstrait », ce Juif d'origine russe émigré à l'âge de dix ans aux États-Unis, l'un des grands protagonistes du triomphe de l'abstraction américaine de l'après-guerre ? Plusieurs réponses peuvent être avancées.

Le mythe de la peinture « tragique »

Peut-être le destin tragique du peintre contribue-t-il à cette gloire posthume ? Le 25 février 1970, aux premières heures de la journée, Mark Rothko se tranche les veines dans son atelier, laissant derrière lui l'une des œuvres abstraites américaines les plus fascinantes. Ses ultimes peintures sont sombres, quasi monochromes, poussant jusque dans ses derniers retranchements l'unification de la toile. Peut-il aller plus loin. Certainement. Des lueurs d'espoir naissent de ses dernières œuvres testamentaires. Mais l'artiste a déjà choisi de quitter le sol. N'avait-il pas déjà éteint toute trace d'objet de ses peintures ? La maladie l'étouffant, il lui fallait rejoindre ce qui a nourri, pendant de nombreuses années, la pensée de sa peinture, la mort : « Il doit y avoir une hantise évidente de la mort. L'art recèle toujours des évocations de la condition mortelle » (Rothko). L'exposition, qui suit l'ordre chronologique des œuvres, retrace ce parcours en majesté. Les débuts artistiques de Rothko commencent dès les années 20. L'artiste s'oriente alors vers un réalisme social traité dans un style expressionniste qui fait à l'époque l'unanimité des programmes d'aide gouvernementale aux artistes, le Federal Art Project. De cette époque datent notamment plusieurs vues du métro new-yorkais. L'exposition n'en présente qu'un exemplaire. Ces œuvres sont très peu disponibles, beaucoup d'entre elles ayant été détruites. Vues urbaines, aux couleurs assourdies, elles révèlent déjà un souci de mettre à plat l'espace de la représentation, en évitant soigneusement toute saillie ou hiérarchie des plans. L'ambiance urbaine a chez le premier Rothko quelque chose de mélancolique, à l'opposé des tumultes plus futuristes d'un Joseph Stella. Peu de foules, peu d'électricité, peu de mouvements. La forme est stabilisée dans un espace orthonormé, où dominent les rappels de format, les verticales et les horizontales. Des personnages anonymes, le plus souvent sans visage, hantent une ville très peu humaine, pesante, alourdie par une lumière en grisaille.

C'est, tout comme dans le Metropolis de Fritz Lang, la ville d'en bas qui est montrée, la ville des tréfonds plus que celle des bas-fonds. Rothko affirme déjà sa prédilection pour ce qui est enfoui. Dans Entrée dans le métro (1938), il rythme sa toile sur une succession scandée de lignes horizontales, celles des rampes d'escaliers menant aux quais. Quatre silhouettes animent ce paysage très graphique. Elles sont les ultimes « accidents » dans cette recherche d'une harmonie géométrique que l'on pourrait rapprocher, avec un souffle d'humanité en plus, du système H/V (horizontal/vertical) développé par Mondrian dans l'entre-deux-guerres. Il lui faut lui aussi se débarrasser des anecdotes du réel pour atteindre ce qu'il appelle déjà « le sentiment du tragique universel ».