Le génie vibrant de Racine excelle à susciter ces « atmosphères » qui, d'une œuvre à l'autre, diffèrent complètement. Croyant grec dans la Crète du labyrinthe et des jeux d'ombre et de lumière (Phèdre), le dramaturge peut se métamorphoser en prophète israélite (Athalie) ou en nouveau Tacite (Britannicus). Une telle aptitude à changer aussi radicalement d'univers contribue à ce que Jules Lemaître a appelé « l'autonomie poétique » de chacune des tragédies. Elle annonce les réussites de romans poétiques comme ceux de Jünger, de Gracq ou de Buzzati.

Pour devenir cérémonie, la tragédie a longtemps exigé que les bégaiements ou les balbutiements de la vie ordinaire fassent place à une magie hiératique du langage. Aux antipodes du tragique souvent sordide d'Anouilh et du tragique bégayant de Beckett, Racine a choisi la pureté, la noblesse, l'élégance de l'expression. Il a su estomper la structure symétrique de l'alexandrin et rapprocher le vers du poème en prose. Un tel langage est aussi peu lié que possible aux rythmes physiques : rien en lui de l'ample respiration claudélienne. Il n'enregistre que de façon retenue les éclats passionnels, contrairement aux logorrhées céliniennes ; mais il vibre de pulsations qui constituent une subtile « sous-conversation » racinienne. Cette chorégraphie lente transfigure, purifie le malheur humain.

Racine devant les siècles

Le xviie siècle a tout de suite opposé Racine à Corneille : il a déploré qu'il ne fût pas un « peintre d'histoire », mais s'est enchanté de ses « tendresses d'amour ». Le siècle suivant redécouvre les « furieux » de ce théâtre (Oreste, Hermione, Roxane...) et voit dans sa maîtrise dramatique exceptionnelle un modèle absolu. Or, c'est cette formule tragique que combattent précisément certains romantiques (Hugo), qui dénoncent en même temps le caractère daté de l'univers racinien (Stendhal), tandis qu'un Chateaubriand et un Lamartine vantent le poète chrétien. À mesure qu'avance le xixe siècle, l'hostilité devient quasi générale, hormis de la part de Sainte-Beuve, des universitaires et d'auteurs réactionnaires qui font de Racine le drapeau des bien-pensants.

À partir de 1885, le retour à Racine commence : les analyses du critique Brunetière, le talent de Sarah Bernhardt et de Mounet-Sully ressuscitent l'œuvre, célébrée bientôt par Péguy, Gide, Valéry, Mauriac, Giraudoux. De grands metteurs en scène (Copeau, Baty) redécouvrent l'importance de l'incantation et du rituel tragiques. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la critique, ancienne et nouvelle, a multiplié les « lectures » de Racine : Goldmann (le Dieu caché, 1955), Mauron (l'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, 1957), Starobinski (l'Œil vivant, 1961), Barthes (Sur Racine, 1963), cette dernière donnant lieu en 1965 à une vive controverse avec Raymond Picard, lui-même auteur d'une remarquable Carrière de Jean Racine (deuxième édition, 1961). Aucun écrivain n'a suscité un aussi riche affrontement. Ces dernières années, le renouveau de disciplines comme la rhétorique et la poétique explique la faveur dont jouissent les études formelles, attachées à l'écriture et à la dramaturgie, qui ont été largement représentées dans les colloques du tricentenaire.

Philippe Sellier
Professeur à la Sorbonne