Au cours de ses dernières années, Racine est si actif pour la défense de Port-Royal qu'il en apparaît en quelque sorte comme le « chargé d'affaires » (Raymond Picard). Peu avant de mourir, il rédige un Abrégé de l'histoire de Port-Royal où Boileau voyait un des plus beaux récits historiques de notre langue. Comme il l'avait demandé dans son émouvant testament, le poète est enseveli à Port-Royal des Champs (avril 1699). Au moment de la destruction du monastère sur ordre du roi (1709-1711), son corps sera transféré dans l'église Saint-Étienne-du-Mont, à Paris, aux côtés de Pascal.

L'innocence torturée et en pleurs

Racine a hérité de la poétique d'Aristote la conviction que la tragédie doit provoquer dans l'âme du spectateur l'effroi et la pitié. Il le rappelle avec éclat dans les préfaces de Bérénice et d'Iphigénie. Or, ces émotions tragiques, rien ne les suscite plus fortement que le spectacle de l'homme engagé dans une lutte dérisoire contre des forces toutes-puissantes. Chez Racine, cette fatalité est en grande partie intérieure, constituée par les passions des personnages, en particulier par le déchaînement de l'amour et de l'ambition, passions qui dominaient dans la caste aristocratique pour laquelle le dramaturge écrivait. La tragédie, c'est la folie de l'homme, sa recherche obsédée et solitaire du bonheur, la dictature du désir, l'imprévu d'amours forcenées qui naissent en coup de foudre, d'un regard. Ces passions sont en elles-mêmes, là où les soucis du travail et de l'environnement social ne restreignent pas leur déploiement, porteuses de mort. La condition élevée des personnages – princes et souverains – les libère de tout ce qui, dans l'humanité ordinaire, atténue ou effrite l'action mortelle du désir. La tragédie racinienne, sur ce point, trouvera un écho dans le cinéma de Visconti.

Aristote était persuadé que, pour susciter l'identification angoissée du spectateur, les héros tragiques devaient être à demi coupables, à demi innocents. Les rendre responsables de fautes très graves éloigne d'eux toute sympathie ; les présenter comme entièrement innocents provoque l'indignation, et non l'effroi et la compassion. C'est sur ces prises de position célèbres que la tragédie racinienne a en fait pris congé d'Aristote. Car l'une des originalités de Racine réside dans sa prédilection pour une même situation dramatique ». Un scénario obsédant ressurgit sans cesse : quelques bourreaux sont là, qui ont pour fonction de faire crier, de faire pleurer un essaim d'innocents (des jeunes gens sans défense, des veuves et beaucoup d'orphelins). La question tragique posée par ce théâtre est : « Comment se fait-il que l'innocence puisse tant souffrir ? » Elle atteint son expression la plus pure dans les chœurs d'Esther :
« Dieu fait triompher l'innocence [...]
Il a vu contre nous les méchants s'assembler,
Et notre sang prêt à couler.
Comme l'eau sur la terre ils allaient le répandre. »

De tels vers résument Iphigénie ou Athalie, mais aussi Andromaque. Quelle que soit l'issue – un salut de dernière heure (Iphigénie) ou le massacre (Bajazet) –, le tragique réside dans la menace angoissante, conformément à la conception classique de la tragédie comme péril mortel.

Racine a besoin de troubler la paix, l'ordre naturel de l'innocence par l'intrusion d'êtres sauvages qu'il va chercher dans le mythe (la Thébaïde) et dans l'histoire (Néron dans Britannicus, Athalie). Il trouve les familles maudites (les Labdacides dans la Thébaïde, les Atrides dans Iphigénie), Néron, ce qu'on dit des Turcs (Bajazet), Achab et Jézabel assassins du pauvre sans défense. Il trouve aussi les dieux païens, vindicatifs, déjà dénoncés par Euripide, attaqués par les apologistes chrétiens, vilipendés dans les préfaces des traités de mythologie du xviie siècle. Déjà la mise en scène d'un héros à demi innocent, selon les préceptes d'Aristote, acculait à dénoncer l'injustice des dieux. La célébration racinienne de l'innocence ne pouvait qu'exaspérer ces attaques.