En France, la situation aurait été catastrophique si les deux associations nationales d'astronomie, la Société astronomique de France (SAF), reconnue d'utilité publique, et l'Association française d'astronomie (AFA), ne s'étaient mobilisées dès le début de 1997. Sans aide des pouvoirs publics et sans sponsors, elles ont réussi à faire fabriquer ou à importer les deux tiers des lunettes qui ont été finalement disponibles dans le pays. Ce n'est qu'au début 1999 que la Direction générale de la santé, alertée par l'Académie de médecine, a commencé à prendre la mesure du problème de santé publique posé par l'éclipse. Mais son action se limitera dans un premier temps à définir les spécifications auxquelles doivent obéir les lunettes de protection pour bénéficier de l'agrément du ministère.

Dans les dernières semaines avant l'éclipse, le public s'émeut des mises en garde répétées concernant le danger que présente l'observation du phénomène sans une protection appropriée. C'est la ruée sur les lunettes. Tous les points de vente sont littéralement dévalisés : pharmacies, opticiens, magasins spécialisés en astronomie, kiosques, etc. Les publications offrant une paire de lunettes gonflent leurs tirages. L'annonce de la destruction de stocks de lunettes non conformes et la perspective d'une pénurie déclenchent une sorte de psychose que les responsables d'associations tentent de dédramatiser en expliquant qu'une paire de lunettes peut être utilisée par plusieurs personnes. On apprend aussi que divers organismes gardent des lunettes en réserve pour les distribuer gratuitement le jour de l'éclipse et éviter ainsi leur revente au marché noir.

Aux craintes portant sur une éventuelle pénurie de lunettes s'ajoutent celles que provoque l'évocation des risques d'embouteillages sur les routes le 11 août. L'éclipse devient véritablement une affaire d'État. Le 22 juillet, la ministre des Affaires sociales, chargée de la Santé, Martine Aubry, met en garde contre les dangers d'une mauvaise protection oculaire. Puis, le 28, pas moins de cinq ministres tiennent une conférence de presse à l'Observatoire de Paris : Martine Aubry (au titre de la santé), Claude Allègre (éducation nationale), Jean-Claude Gayssot (transports), Marie-George Buffet (jeunesse et sports) et Michelle Demessine (tourisme). Des mesures de restriction de la circulation pendant l'éclipse, en particulier pour les poids lourds, sont annoncées, et les ministres se laissent photographier chaussés des fameuses lunettes protectrices. Le gouvernement entend ainsi montrer qu'il ne sous-estime aucun des aspects de l'événement.

Au total, 30 à 35 millions de lunettes auront été disponibles en France, représentant, selon le secrétariat d'État à la Santé, 60 % des lunettes protectrices utilisées en Europe. La protection oculaire du public aura finalement été assurée de manière très acceptable. Seules 122 personnes ont présenté des anomalies rétiniennes selon les données recueillies par l'Institut national de veille sanitaire ; 87 d'entre elles souffrent d'une baisse de l'acuité visuelle, dont 12 d'une perte de vision très sévère, ce qui reste extrêmement faible en regard des millions d'observateurs de l'éclipse.

Peurs millénaristes

Pendant des siècles, les éclipses ont inspiré la crainte et alimenté les mythologies. Dernière éclipse totale de Soleil du deuxième millénaire, celle du 11 août ne pouvait manquer d'être exploitée par des sectes ou des charlatans prétendant y voir un signe annonciateur de catastrophes. En France, les « exégètes » des prophéties de Nostradamus y ont trouvé matière à relancer les ventes de leurs ouvrages. Les prédictions alarmistes du couturier Paco Rabanne, annonçant la chute de débris de la station orbitale Mir sur Paris et sur le département du Gers, ont trouvé un large écho dans la presse mais ont surtout contribué à ridiculiser leur auteur. En Roumanie, les voyantes ont été assaillies de demandes de consultations. Au Mexique, les plus hauts dignitaires de l'Église catholique se sont attachés à rassurer la population contre les prédictions de faux prophètes prompts à annoncer la fin du monde. À Bogota, en Colombie, un homme a tué sa femme avant de se suicider pour « devancer la fin du monde ». Au Brésil, le commissaire de police d'une petite localité a été démis de ses fonctions après avoir pris l'initiative de libérer trois délinquants afin de leur offrir un dernier jour de liberté avant l'Apocalypse.

Mythes et superstitions

À Saint Merryn, au nord de la Cornouailles anglaise, les druides du Soleil ont organisé une cérémonie à l'occasion de l'éclipse : des danses sacrées au milieu d'un cercle de pierres dressées. Dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient touchés par l'éclipse, de nombreux habitants se sont rendus dans les mosquées, à l'appel des autorités religieuses, pour des prières collectives pendant la durée du phénomène. En Inde, malgré des conditions météorologiques défavorables à cause de la mousson, le rituel lié aux éclipses a été scrupuleusement respecté. Selon la mythologie hindoue, au moment où les dieux avalaient le nectar d'immortalité, un dragon-démon déguisé en dieu s'est joint à eux, mais il a été aperçu par le Soleil et la Lune qui l'ont dénoncé à Vishnou. Celui-ci, très en colère, lui a coupé la tête. Depuis, cette tête et le corps, devenus Rahu et Ketu, poursuivent sans relâche les deux astres délateurs pour les dévorer, et une éclipse intervient quand ils avalent le Soleil ou la Lune. Ainsi, une éclipse, même partielle, est considérée comme porteuse de calamités, puisque les démons attaquent les dieux, et d'impuretés, puisqu'ils les font disparaître. Le 11 août, de nombreux Indiens commencent donc la journée par une visite au temple. Puis, selon la tradition, ils entreprennent de nettoyer les ustensiles de cuisine afin de les préserver de la « pollution » due à la lumière particulière émise par le Soleil noir. Enfin, à l'issue du phénomène, les plus religieux se livrent au bain purificateur qui doit suivre une éclipse : près d'un million et demi de pèlerins se pressent, notamment, à Kurukshetra, dans le Haryana, pour se baigner dans deux rivières sacrées, le Bhrahmsarovar et le Sannechitsarovar. Chaque maison doit aussi être purifiée et donc nettoyée de fond en comble, les objets apparents ayant été recouverts durant l'éclipse pour ne pas recevoir la pollution censée se répandre à ce moment. Au Pakistan, les habitants fidèles à la tradition se sont calfeutrés chez eux pendant l'éclipse, pour ne pas subir le rayonnement du Soleil, supposé néfaste. Dans ce pays, les éclipses sont considérées comme des manifestations de la colère divine, représentant une source possible de difformité chez l'enfant à naître.

Loin des peurs ancestrales, beaucoup, le 11 août, ont éprouvé le sentiment de vivre un grand moment, même lorsque le Soleil joua à cache-cache avec les nuages. Les heureux témoins de l'éclipse totale gardent le souvenir d'un spectacle exceptionnel, trop bref : celui du Soleil noir, auréolé de protubérances rosées et d'une magnifique couronne argentée. Certains d'entre eux se retrouveront, le 21 juin 2001, dans le sud de l'Afrique ou à Madagascar, pour contempler la première éclipse totale de Soleil du troisième millénaire, qui durera près de cinq minutes. Pour la prochaine éclipse totale en France, il faudra attendre le 3 septembre 2081.

Philippe de La Cotardière
Rédacteur scientifique