Le cas Pinochet

La mise en garde à vue à Londres de l'ex-dictateur chilien poursuivi par la justice espagnole pour « génocide, terrorisme et incitation à la torture » puis la levée de son immunité diplomatique, le 25 novembre, par la Commission juridique de la Chambre des lords ont eu un retentissement mondial. Pas seulement parce qu'était ainsi ouverte une des pages les plus noires de la politique sud-américaine des années 70, mais aussi parce qu'était ainsi posé, de façon éclatante, le principe d'une justice mondiale, soucieuse de faire respecter, même au plus haut niveau, les principes élémentaires des droits de l'homme.

Augusto Pinochet n'est ni le seul dictateur latino-américain encore en vie, ni même le plus sanglant. En 1964, les militaires brésiliens avaient renversé sans état d'âme le président élu João Goulart ; douze ans plus tard, leurs homologues argentins, sous la houlette du général Videla, mettaient fin aux derniers soubresauts du péronisme historique, inaugurant une phase de violences inouïes. Pourtant Pinochet, à qui il n'est reproché « que » quelque 4 000 morts et disparus (sans parler des milliers d'exilés), incarne, plus que tout autre, la force brutale et la dictature. Il est vrai que le personnage est complexe. Pendant longtemps, il avait incarné les vertus démocratiques que l'on prêtait aux forces armées chiliennes. Son prédécesseur à la tête de l'état-major, le général Carlos Prats, qu'il fera ensuite assassiner, l'avait présenté au président Allende comme un officier supérieur « sûr », aux convictions légalistes bien ancrées.

Et le leader de l'Unité populaire l'avait cru, jusqu'à ce fameux 11 septembre 1973, où les militaires balayèrent le pouvoir de gauche pour s'installer aux commandes.

Le régime Pinochet va alors mettre en œuvre un programme économique d'airain, inspiré par les tendances les plus libérales – au sens économique du terme – du monétarisme américain, incarnées par le professeur de Chicago Milton Friedman : démantèlement des services sociaux, ouverture aux capitaux étrangers. Un « rêve » que voudront réaliser à leur tour tous les conservateurs musclés du monde entier, de Margaret Thatcher, grande amie du général, aux politiciens russes, en mal de solutions miracles. Car la formule va réussir, faisant en quinze ans du Chili le pays le plus prospère du sous-continent (9 520 dollars de PIB-PPA par habitant au milieu des années 90, contre 8 720 en Argentine et 19 670 en France). Au prix, certes, d'une formidable inégalité (10 % de la population chilienne dispose de près de 50 % de la richesse nationale) et d'une terrible individualisation de la vie sociale (désyndicalisation, drogue, alcoolisme et recours massif au crédit, même pour les objets les plus courants de la vie quotidienne).

Fort de ses succès économiques, Pinochet a su négocier son départ. En 1988, les électeurs chiliens décident par référendum de procéder à des élections libres, qui amènent quelques mois plus tard un président démocrate-chrétien au pouvoir, Patricio Alwin. Mais Pinochet sait assurer ses arrières ; il demeure chef des armées, imposant à son peuple cette idée que le retour de la démocratie passe impérativement par la « réconciliation » (c'est-à-dire l'oubli des crimes de la dictature). Près de huit ans plus tard, le 10 mars 1998, il quitte ses fonctions, non sans avoir obtenu un poste de sénateur à vie, ce qui est censé lui garantir une immunité perpétuelle. Mais l'opinion publique chilienne n'a pas oublié : le pays est secoué de manifestations de protestation contre cette « amnésie organisée » que représente le statut de sénateur à vie du général Pinochet. La coalition, regroupant démocrates-chrétiens et socialistes autour du nouveau président Eduardo Frei, est fortement ébranlée. Tout est alors relancé par l'arrestation du général à Londres, où il est allé se faire opérer. Deux questions sont alors posées.

La question de l'immunité...

La première est une question de principe : les chefs d'État bénéficient-ils à vie d'une immunité pour leur action, même si celle-ci s'est opérée au mépris des droits de l'homme ? Il semble bien que la communauté internationale a tranche dans un sens négatif. Si les dirigeants en exercice continuent de bénéficier, quoi qu'il arrive, de ce privilège, il n'en ira plus de même une fois qu'ils seront à la retraite. Et cela peut changer beaucoup de choses. Les dictateurs savent désormais qu'ils sont condamnés à garder le pouvoir jusqu'à leur dernier souffle, sauf à risquer l'emprisonnement au moindre de leur déplacement à l'étranger. Or, par définition, les dictateurs sont toujours susceptibles de devoir un jour ou l'autre quitter leur pays en catastrophe. Cette nouvelle donne internationale prend d'autant plus de réalité que le principe de la création d'un Cour pénale internationale a été adopté en juillet à Rome (même s'il faudra plusieurs années pour obtenir les ratifications nécessaires à sa mise en œuvre), et que fonctionnent, chaque mois avec un peu plus de vigueur, les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et pour l'ex-Yougoslavie.

... et du lieu du jugement

La deuxième question est d'opportunité : n'est-il pas préférable de juger le général Pinochet dans son propre pays plutôt qu'à l'étranger, c'est-à-dire en Espagne (alors que le gouvernement britannique a décidé, le 9 décembre, de laisser la procédure d'extradition suivre son cours) ? Les arguments en ce sens sont forts. Ils touchent à l'honneur même des Chiliens, à qui il revient tout naturellement la charge de demander des comptes à celui qui les a dirigés pendant plus de dix-sept ans. Fin novembre, un sondage indiquait que 70 % d'entre eux estimaient que le procès devait avoir lieu à Santiago.