Fin de règne en Indonésie

Celui qui se présentait volontiers comme le « père du développement » avait fini par faire oublier qu'il s'était emparé du pouvoir par la force. C'est aussi par la force qu'il l'a perdu, le 21 mai 1998, laissant à l'un de ses proches, le général Habibie, le soin de tenir la barre d'un bateau Indonésie submergé par les flots de la crise monétaire asiatique.

Le compte à rebours du départ du président Suharto a commencé en juillet 1997, lorsque les autorités thaïlandaises, annonçant la dévaluation du baht, ont rendu inévitable, par effet de domino, un ajustement des devises des nations voisines. Tour à tour, le ringgit malais le peso philippin, le won coréen et la roupie indonésienne perdent en moyenne la moitié de leur valeur. Ces dépréciations mettent à nu les faiblesses des économies de la région. Les investisseurs commencent à considérer avec une attention accrue la situation des voisins de la Thaïlande, y décelant, à des degrés divers, les mêmes symptômes : un marché de l'immobilier surévalué, un secteur bancaire faible et peu contrôlé, d'énormes emprunts à court terme et un manque de transparence évident. À l'aune de cet inventaire de la mauvaise « gouvernance », l'Indonésie cumule trop de handicaps pour ne pas être rattrapée par la crise. Très vite, la situation sociale se dégrade et, en février 1998, éclatent les premières émeutes liées à la hausse des prix.

Un président rattrapé par la crise

Un mois plus tôt, le FMI a suspendu son aide après s'être rendu à l'évidence : le vieux président Suharto promet beaucoup mais tient peu. Il est vrai que ce dernier sous-estime alors l'ampleur de la crise – mais le président du FMI, Michel Camdessus, n'a-t-il pas déclaré, fin août 1997, que « la crise asiatique devrait être contenue » ? En trente-deux ans de règne, le chef de l'État a connu bien des alertes. D'ailleurs, dans l'immédiat, il s'agit pour lui d'assurer sa réélection. C'est chose faite, le 10 mars, alors que la veille le FMI a décidé de différer le versement d'une tranche de 3 milliards de dollars en faveur de Djakarta. Mais le huitième mandat de Suharto commence dans une atmosphère surréaliste. À la mi-mai, la capitale s'embrase après que les forces de l'ordre ont tiré sur des manifestants. De tendue, la situation devient insurrectionnelle – 500 personnes trouvent la mort dans les incendies qui se propagent dans les centres commerciaux et les banques dans la nuit du 14 au 15 mai. Et les feux qui s'allument dans plusieurs autres villes indonésiennes annoncent le crépuscule de celui qui, jusqu'au bout, aura régné sans partage.

C'est sans doute parce qu'il lui est apparu que la contestation qui s'exprimait principalement à travers la révolte des étudiants était en réalité grosse de la colère du pays profond que Suharto s'est résigné à quitter le pouvoir.

Un règne sans partage

Longtemps, il aura eu la conviction d'être investi de la mission quasi divine de maintenir l'unité de l'archipel et d'y assurer l'ordre. Mais convaincu que la vague de protestations, portée par l'onde de choc de la crise régionale, irradiait l'ensemble du pays et du corps social, il a compris qu'il ne disposait plus d'aucun soutien, notamment au sein de l'armée, pour assurer, une fois de plus, sa « mission ». Car on sait l'homme peu tendre. Ainsi, on estime à quelque 300 000 le nombre des victimes des massacres de 1965-1966 qui lui ont permis d'asseoir son pouvoir. En 1975, lorsqu'il prend la décision d'envahir Timor-Oriental – annexé l'année suivante –, il y conduit bientôt une politique d'extermination qui fera plus de 200 000 morts. Les camps de concentration, dont ceux de l'île de Buru sont tristement célèbres, verront passer environ deux millions de personnes, pour la plupart internées au nom de l'anticommunisme. On ne compte plus les révoltes, prouvées ou supposées, qui ont été noyées dans le sang. L'ordre nouveau – que le régime oppose à l'ordre ancien du président Sukarno – s'appuie sur un appareil répressif qui a fait ses preuves – la police secrète y veille. Parallèlement, le système politique se trouve habilement verrouillé : seuls trois partis sont autorisés, l'idée même d'opposition est rayée de la réalité politique et la censure se montre toujours d'une grande efficacité. Brutal, donc, à l'endroit de la subversion, Suharto sait dispenser prébendes, avantages et faveurs à ses proches. D'abord à sa famille. Ses six enfants contrôlaient une bonne partie de l'économie indonésienne à travers un réseau d'entreprises toutes dévouées. S'il est difficile d'estimer la fortune du clan Suharto, fruit de détournements de fonds publics ou d'aides internationales, voire d'association avec des capitaux étrangers, on la dit littéralement colossale. Il n'est pas indifférent que la dénonciation de ces maux, « népotisme, corruption, collusion », ait figuré en bonne place dans les premières manifestations étudiantes.

Un développement fragile

Comme tous les dictateurs du monde, Suharto a justifié la répression, les mesures d'exception et le silence imposé aux médias au nom de l'intérêt commun. Héritant d'un pays pauvre, il aura su le hisser au rang des pays émergents, voire en faire un pilier de ce club si dynamique formé par les pays membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean). Avec Suharto, le pays s'est doté d'infrastructures, les enfants sont allés à l'école et l'autosuffisance alimentaire est devenue, pendant quelques années, une réalité. Le président aimait qu'on l'appelât le « père du développement ». Le bilan n'est pas faux. Il convient toutefois de le corriger, ne serait-ce qu'au prisme de la crise régionale. Celle-ci a mis en lumière que l'Indonésie a conservé, tout au long de la période Suharto, bien des caractéristiques du tiers monde – développement industriel sans grande valeur ajoutée, formation limitée, écarts manifestes des revenus, pillage des matières premières, régime politique corrompu et autocratique. Enfin, l'anticommunisme dont il a fait montre au temps de la guerre froide lui a valu de bénéficier d'une aide considérable de l'Occident et du Japon. Les investisseurs étrangers ont trouvé en Indonésie un terrain à la mesure de leurs appétits et s'en sont retirés, pour certains à temps, quand il est apparu que celui-ci était miné.

Philippe Faverjon

Les Panca Sila selon Suharto

Le 4 avril 1973, Suharto codifie sa version des cinq principes qui régissent l'Indonésie, les Panca Sila, désormais purgés de toute référence socialiste : croyance en un seul Dieu, humanisme, nationalisme, démocratie et justice sociale. Il en profite également pour réaffirmer le principe de double fonction des forces armées – dans la défense du pays et dans son développement –, en vertu duquel de nombreux officiers occupent des postes de direction dans l'administration et l'économie, source de profits et de corruption.