L'Homme sans douleur (1997) d'Andrew Miller suit la destinée d'un homme au xviiie siècle qui ne ressent pas la douleur – livre représentatif de cette tendance du roman anglais du retour au passé. Plusieurs écrivains anglo-saxons jouent ainsi avec les thèmes de la violence, du macabre, éventuellement de l'occulte, avides de parcourir les salles obscures de l'imaginaire examinées avec une précision clinique.

Politiquement incorrect

Des États-Unis nous revient la présence de Jack Kerouac, qui fut parmi les premiers à transmettre la fable de l'errance – réponse à l'angoisse du vide de l'existence. Dans les Anges de la désolation (1965) on le voit face à la présence du néant : « le son du silence seule leçon que tu reçois ». La passion de l'auteur de Sur la route pour la marge se retrouve en filigrane dans le grouillement que dépeint Jérôme Charyn (Capitaine Kidd et Sinbad, 1995) dans les rues de New York, avec en particulier ces personnages de gosses mal insérés dans la société.

Le retour sur le passé se retrouve avec le copieux Pourfendeur de nuages (1997) de Russell Banks qui, par l'entremise d'une lettre fleuve adressée par un fils survivant à une jeune historienne, dessine la figure mythique de John Brown (exécuté avant la guerre de Sécession pour son action armée contre l'esclavagisme). L'auteur recrée avec talent les conditions de vie, les croyances et les comportements de l'époque.

John Updike se livre, lui aussi, à l'art de la fresque (Dans la splendeur des lis, 1996). Il entreprend de retracer l'histoire de quatre générations, avec en toile de fond le début de la Première Guerre mondiale, le krach de l'après-guerre, etc. C'est l'œuvre d'un écrivain qui a la maîtrise de son métier, mais avec un détachement désabusé que l'on retrouve sous une forme plus mélancolique dans Un été à Key West (1995), d'Alison Lurie.

Il faut remonter vers le Canada pour découvrir une artiste accomplie avec Jane Urqhart (le Peintre du lac, 1997), qui ne se contente pas de faire surgir l'âme du Canada anglophone, mais recrée l'aventure esthétique de notre siècle.

Latino-américanité

Plus de grande révélation littéraire venue de ce continent, mais il convient de mentionner la vitalité de Fernando Vallejo (le Feu secret, 1986), natif de Medellin et qui affirme : « J'écris pour inquiéter. » Ce n'est qu'un volet d'une « saga autobiographique », carnaval et danse de mort où les propos les plus crus peuvent se changer en poésie. Le Brésilien Joâo Guimanaes Rosa tentait d'écrire un portugais mélangé de mots indiens, d'onomatopées et d'harmonies imitatives afin de recréer la présence ancienne de l'homme animal : Mon oncle le jaguar (posthume, 1985). À cette vigueur « primitive » on pourrait opposer le dernier livre – inachevé (Un souffle de vie, 1996), de Clarice Lispector, brésilienne également, qui médite sur sa propre disparition jusqu'à ce que la mort se glisse entre les pages.

À l'est

L'Autrichien Peter Handke conduit son narrateur George Keuschnig (Mon année dans la baie de personne, 1993) à faire étape dans une maison de la banlieue parisienne qui devient « une baie ou nous jouerions le rôle d'objets échoués sur le rivage », une peinture tranquille de la « désertification urbaine ».

Cette année a disparu l'Allemand Ernst Jünger qui, à près de cent trois ans, était le doyen des écrivains. Son œuvre considérable a parfois été dénoncée comme recelant une apologie de la guerre. Feu et sang (1925) montre combien il a su évoquer la profondeur des blessures infligées par les « nouveaux instruments de mort de la tuerie de « masse ».

Extrême-Orient

Difficile de ne pas retrouver les traces des deux grandes conflagrations du siècle, irait-on en Chine ! De ce pays nous vient un énorme ouvrage mi-roman mi-témoignage, Quatre Générations sous un même toit (1946), dont paraît le 2e tome Survivre à tout prix, qui entreprit de peindre la période de l'occupation japonaise.

Les traces de la guerre et la brûlure atomique réapparaissent souvent dans la littérature japonaise, mais le très beau récit de Oé Kenzaburô, Une famille en voie de guérison, conduit avec simplicité à une acceptation lumineuse des blessures, familiales ou nationales. Cependant le Japon, c'est aussi le record du taux de lecture dans le monde et, de ces publications populaires, nous disposons de plusieurs exemples de qualité avec, par exemple, le recueil de 17 nouvelles d'Haruki Murakami (L'éléphant s'évapore, 1990-1993), où s'estompent dans la rêverie, de façon parfois tragique, les contraintes d'une réalité étouffant l'individu.

Russie

Un des grands témoins du destin tragique du peuple russe est assurément Alexandre Soljenitsyne, dont paraissent le Grain tombé entre deux mondes (1978), le récit d'un exil de 1974 à 1978, de l'Allemagne au Vermont, et la Russie sous l'avalanche (1996), écrit après son retour en 1994 – un jugement sans concession. Dans un discours de 1967, Soljenitsyne disait : « Une littérature qui ne joue pas son rôle d'oxygène pour la société contemporaine, qui n'ose pas transmettre sa douleur et son inquiétude... ne mérite pas le nom de littérature mais simplement de cosmétique. »

Essais, documents

À placer en tête, Une histoire de la lecture d'Alberto Manguel. Elle remet en mémoire cette évolution qui, partant du texte proféré, conduisit à la lecture silencieuse, une histoire liée au développement de la notion d'individu, le livre jouant le rôle de refuge ou, au contraire, de moyen de lutte.

Féminisme

Au moment où on débat encore en France de la représentation paritaire apparaît l'étude du sociologue Pierre Bourdieu la Domination masculine. Il définit ce règne du mâle comme le produit d'une construction historique et en tire la conclusion que la libération de la femme dépend de la reconnaissance de la complémentarité des sexes.

Violences et holocauste

Si l'oppression de la femme est légale dans de nombreuses sociétés, aucune n'échappe cette année encore d'une façon ou d'une autre à la violence, ce que rappelle le Traité de la violence (traduit de l'allemand) de Wolfgang Sofsky, qui tente de définir des constantes dans le comportement des agresseurs et des bourreaux et montre la démultiplication de la violence liée aux progrès technologiques. Marcel Détienne (Apollon le couteau à la main) traite des violences rituelles de l'Antiquité et fait tomber le masque de sérénité du dieu.