Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

La question du partage du travail est de celles qui fâchent, car il faudra bien que quelqu'un fasse un sacrifice. Soit les 35 heures s'accompagnent d'une baisse de salaire équivalente à la baisse de la durée du travail, soit les entreprises doivent elles-mêmes supporter ce surcoût, ce qui nuit à leur compétitivité. L'équipe de Lionel Jospin a cherché à répartir les efforts. D'abord, le gouvernement subventionne l'opération : c'est financièrement possible puisque, a priori, celle-ci doit entraîner une baisse des dépenses liées au chômage (en moyenne, un chômeur « coûte » 120 000 F par an à la collectivité). Ces incitations financières prennent la forme d'une baisse des charges ; elles sont fixées à 9 000 F par salarié, la première année, et sont dégressives.

Ensuite, Lionel Jospin rejette l'idée d'une baisse de salaire, mais il demande en échange aux salariés de modérer leurs revendications salariales. S'ils acceptaient, en échange des 35 heures, de renoncer par exemple à 1,2 point de pouvoir d'achat par an pendant quatre ans, cela permettrait à terme aux entreprises d'économiser près de 5 % de masse salariale.

Enfin, la réduction du temps de travail doit s'accompagner de gains de productivité. Du moins est-ce le pari des autorités. Si la durée du travail est baissée de 10 %, l'entreprise n'est pas forcément obligée d'augmenter ses effectifs de 10 %. Elle peut profiter de l'opération pour réorganiser sa production, pour négocier « l'annualisation de la durée du travail » avec les syndicats (c'est-à-dire la possibilité de faire travailler ses salariés 48 heures en période de forte activité, et 30 heures en période de basses eaux...). Selon les experts du gouvernement Jospin, ces gains de productivité induits devraient permettre aux entreprises de participer à l'effort demandé sans que leur compétitivité ne soit mise à mal.

Les grandes étapes de la réduction du temps de travail

Le débat sur les 35 heures n'est pas nouveau. Depuis un siècle et demi, la place du travail dans la vie des Français diminue constamment. La durée du travail a été divisée par deux, passant de plus de 3 000 heures par an à 1 650 actuellement pour les salariés à temps plein (et ce, sans parler de la baisse de l'âge de la retraite ou de l'allongement de la durée des études...)

Voici les principales étapes de cette évolution :

1814 : dimanches et jours de fêtes catholiques chômés.
1841 : travail des enfants de moins de 12 ans limité à 8 heures par jour.
1848 : journée de 12 heures.
1900 : passage progressif (en quatre ans) à la journée de 10 heures.
1906 : semaine de 60 heures avec repos dominical obligatoire.
1919 : journée de 8 heures, semaine de 48 heures.
1936 : deux semaines de congés payés. Semaine de 40 heures sans perte de salaire (qui restera très théorique jusqu'en 1968).
1956 : troisième semaine de congés payés.
1963 : quatrième semaine de congés payés.
1968 : semaine de 40 heures transcrite dans les conventions collectives.
1982 : semaine légale de 39 heures. Cinquième semaine de congés payés.
1996 : la loi Robien subventionne par des baisses de charges les entreprises qui réduisent le temps de travail pour créer ou sauver des emplois.

Le patronat s'oppose, l'Europe s'interroge

Malgré tout, le moins qu'on puisse dire, c'est que le schéma proposé n'a pas convaincu le patronat français. Ce dernier n'est pas hostile à une baisse du temps de travail négociée entreprise par entreprise, mais il considère qu'une loi s'appliquant à toutes les entreprises, sans distinction, fera subir une nouvelle contrainte à l'économie française. Les économistes libéraux crient casse-cou, en pronostiquant des fermetures ou des délocalisations d'entreprises.

Dans les jours qui suivent la conférence du 10 octobre, le débat a franchi les frontières. En Italie, c'est en promettant les 35 heures en 2001 que le président du Conseil, Romano Prodi, a réussi, le 14 octobre, à dénouer une crise politique qui l'opposait aux communistes du mouvement Refondation, élément essentiel de la coalition gouvernementale. En Allemagne, la CDU de Helmut Kohl, en congrès à Leipzig, a rejeté catégoriquement cette voie : « Une réduction générale du travail ne peut contribuer à lutter contre le chômage, car elle nuirait encore à la compétitivité de l'Allemagne », dit une motion. Au contraire, le chancelier Kohl a proposé au contraire de travailler plus, et sans hausse de salaire...

Pascal Riché