Pourquoi ? S'il y avait encore beaucoup de marxistes en ce bas monde, la réponse fuserait, décisive et sans appel : parce que la Ve République est désormais le cœur d'une série de contradictions internes devenues difficilement gérables dans le cadre du statu quo. Avec des mots différents, un libéral ne dirait pas autre chose en observant que la tension est devenue extrême entre l'offre et la demande politiques, entre ce que les gouvernants proposent et ce que les gouvernés attendent. Cette tension s'exprime sur trois espaces distincts : européen, social et institutionnel.
L'Europe est devenue, au cours des quinze dernières années, le principe et le terme de la politique française. Il n'est pas une seule orientation qui ne trouve son fondement et sa légitimité dans l'ambition de bâtir cet objet politique d'un type nouveau. Dans le même temps, toutefois, que l'Europe s'affirme comme l'horizon indépassable de notre avenir historique, elle devient l'objet d'un procès quotidien en suspicion légitime, le destinataire d'une exécration méticuleuse, multiforme et incessante, et cela non seulement de la part des citoyens mais encore du personnel politique, de ceux-là mêmes qui font de l'édification de l'Union européenne la priorité des priorités. Les raisons de cet étrange déchirement de soi-même sont aisées à comprendre : d'un côté, la raison commande le dépassement européen ; de l'autre, le confort, les habitudes et, plus encore, la jalousie du pouvoir préviennent contre le changement.
1996 porte la contradiction à son comble : l'Europe monétaire, celle des technocrates et des marchés, s'avance d'un pas gaillard, portée par la force des paroles données, par les scénarios bien huilés et les calendriers incontournables ; l'Europe politique piétine, en revanche, retenue par la frilosité des diplomates qui monopolisent la Conférence intergouvernementale, la démagogie des élus et le grand vertige citoyen devant ce vaste trou noir que personne n'ose éclairer. Le président de la République veut « faire l'Europe sans défaire la France ». Commodité rhétorique pour dire une chose et son contraire : le gouvernement biaise avec l'Europe politique, diabolise à haute voix le fédéralisme mais nous le vend sous le manteau en pièces détachées et se perd avec ses 14 partenaires dans une négociation volontairement obscure et contournée dont le sens et la portée échappent. La maladie de la « vache folle », ce sinistre mistigri que 15 gouvernements et la Commission s'efforcent en permanence de refiler au voisin, illustre le caractère insaisissable d'un système renouvelé de Pascal, où la circonférence est partout et le centre, nulle part.
S'agissant des grands choix économiques, c'est-à-dire du partage entre les Français des fruits d'une maigre croissance, les choses ne sont ni plus claires ni plus encourageantes. Si le discours politique devait prétendre à la vérité, il se ramènerait à un syllogisme un peu tristounet : la France ne peut refuser la mondialisation sans menacer sa croissance, la France ne peut gagner la bataille de la mondialisation sans alléger ses coûts de production, la France se doit donc d'engager des réformes douloureuses visant à rendre le travail plus flexible et le poids de la protection sociale plus léger. Le débat devrait se réduire à une seule et fort épineuse question : qui doit payer ? Comme personne ne peut sans risque politique majeur répondre à cette dernière question, on a inventé, pour les commodités de la joute, une alternative d'un manichéisme autrement plus rassurant : la « poursuite de la rigueur » contre l'« autre politique ». En 1996, par un étrange paradoxe, l'une et l'autre marquent des points, simultanément : la première dans les gouvernements puisque, un peu partout, y compris dans l'Italie qui vote à gauche et dans l'Espagne qui vote à droite, la « pensée unique » s'impose comme la référence incontournable ; la seconde dans l'opinion, où la triple contrainte de la stabilité monétaire, de la rigueur budgétaire et de la flexibilité sociale est ressentie avec une impatience croissante.
Modeste
Débat trop simple ! Ce qu'on appelle dédaigneusement la « pensée unique » est un produit de composition à base de quatre ingrédients : la stabilité monétaire à l'allemande, la flexibilité sociale à l'anglaise, la concentration technocratique à la française et la mondialisation à l'européenne. En 1996, nous brocardons la technocratie, nous anathémisons la mondialisation, nous sacralisons le statu quo social et nous sommes donc condamnés à nous amuser avec ce qui reste, le yo-yo monétaire : faut-il souffrir pour la monnaie unique ? Le chômage est-il soluble dans la dévaluation ? Spectaculairement relancé par M. Giscard d'Estaing, dans une interview du 21 novembre, le débat sur la valeur du franc a pour effet de réduire à une question simple, d'apparence technique et objective, les interrogations lourdes, passionnelles et éminemment politiques que lance au visage d'une société vulnérable le défi de la mondialisation. Au-delà de ce débat artificiellement gonflé, ce qui apparaît, en 1996, c'est l'incapacité croissante des différentes catégories sociales à penser leur avenir en termes de cohésion nationale, c'est-à-dire de partage et de solidarité.
