Dans les deltas mouvants de la mémoire, pour retrouver son chemin, il faut placer des repères métaphoriques, ce dont témoignent certains titres. Ainsi dans le Caillou de l'Enfant-Perdu, où Eugène Nicole redécouvre son départ de Saint-Pierre-et-Miquelon, sa traversée, son installation et sa vie en métropole, il s'agit de la pierre-récif que revoit l'enfant, l'îlot battu par les vagues aux confins de l'archipel originel. Le cheminement peut conduire à une vision paralysante, comme celle d'Élisabeth Gille dans Un paysage de cendres, suivant pas à pas une autre enfant perdue, échappée aux rafles à l'âge de cinq ans, recueillie clandestinement et, adulte, s'enfonçant dans les retombées cendreuses de l'Holocauste. Parfois la mémoire s'interroge sur ses origines : Robert Solé (la Mamelouka) reconstruit une époque, celle des années 1890, où évolue une femme photographe éprise d'indépendance ; cette recherche du temps perdu, poursuivie déjà dans deux précédents ouvrages, se fonde sur l'histoire d'une population francophone d'Égypte dont Solé est issu. Plus audacieux encore, Alain Gerber (sans doute parce qu'il a derrière lui une œuvre importante) ne craint pas de composer, également autour d'un personnage de femme, une ode aux quatre saisons (Quatre Saisons à Venise) dans cette cité imprégnée de souvenirs littéraires, et c'est en même temps un hommage à des maîtres : Gabriele D'Annunzio, Ernest Hemingway, Luchino Visconti, Italo Svevo.

Composition

L'hommage avoué aux maîtres constitue un exemple presque unique ; souvent, le souci d'une composition élaborée se manifeste, sans définir pour autant une théorie, plutôt par référence à d'autres arts. Art de l'acteur et de sa multiplicité dans le livre de Bernard Pingaud, Bartoldi le comédien, où, dans un jeu complexe de miroirs, se mêlent des personnages réels et des êtres fictifs, tandis que s'élabore l'interrogation sur la véracité d'un destin de comédien. Il s'agit de la mise en question de la technique littéraire elle-même ; Marie-Claire Blais, quant à elle, fait s'interroger les personnages de Soifs sur la décadence de l'Amérique, cela dans un livre « composé » comme une suite de monologues intérieurs guidée par la ligne mélodique de l'oratorio de Beethoven, le Christ au mont des Oliviers. De son côté, Jean-François Kervéan greffe l'intrigue de l'Ode à la reine sur l'Ode pour l'anniversaire de la reine Anne de Händel.

Les malheurs de la guerre

Massacres, attentats, misère, populations déplacées jonchant le sol de leurs morts : des images auxquelles nous semblons accoutumés. Il ne faut pas s'étonner alors qu'elles ne résonnent dans nos livres que comme des échos. Mais les romanciers, en se refusant à juger, n'apportent pas non plus de témoignage sur ces déchirements. Quand la présence de l'horreur se manifeste, c'est par l'entremise de l'Holocauste, dont la grande ombre s'étend encore sur les esprits – souvenirs déjà, pour aussi intolérables qu'ils soient.

Quelques romans, cependant, vont à l'encontre de cette tendance, tout en recourant encore au miroir de la conscience solitaire où se réfléchit la continuité des souffrances. Ainsi médite, en Provence, dom Aymar, prieur de chartreuse, au sommet d'une tour d'où s'imposent à lui les visions de la Méditerranée ensanglantée sur ses deux rives, depuis le débarquement de 1944 jusqu'à la guerre civile d'aujourd'hui (Michel Séonnet, la Tour sarrasine). Une sorte de fatalité de la haine lui apparaît, rythmée par la référence aux anciennes sixtines : « mer, poussière, guerre, lumière, terre, prière ». À cette interrogation tragique de la foi répond celle non moins tragique de la culture piétinée dans les Deux Fins d'Orimita Karabegovic de Janine Matillon. Que ressent une jeune intellectuelle d'origine musulmane prise dans la guerre entre la Croatie et la Serbie, n'ayant pour tout viatique que quelques vers désespérés de Mallarmé ? « Ensemencée », comme d'autres étudiantes, par le conquérant serbe, la voilà enfin libre et décidée au meurtre de l'enfant qu'elle porte – devenue, se demande-t-elle, semblable aux assassins qui l'ont torturée ? Seuls les Moi volatils des guerres perdues de Ghassan Fawaz osent peindre une fresque, un Guernica du Liban, où les personnages s'éparpillent sous les rafales des affrontements multiples, tandis que s'effondrent villages et espoirs. Il est vrai que l'auteur est fils de ce Liban déchiré et que sa langue elle-même sent la poudre et le sang.

Les blessures du temps (essais et documents)

Les ouvrages du savoir déboulent en avalanche (plus volumineuse encore que celle du roman – quatre cents titres et quelques, à la rentrée seulement !). Beaucoup sont des ouvrages hautement spécialisés, issus du monde universitaire, qui témoignent d'abord de la parcellisation sans cesse accrue de la connaissance. Est-ce un hasard si l'helléniste Jean-Pierre Vernant (Entre mythe et politique) s'interroge sur les rapports entre son existence et sa conscience de citoyen, et ses recherches sur le lieu où apparut l'idée de démocratie ? Et ce secteur historique, de loin le plus considérable, n'aligne-t-il pas analyse après analyse sur la période critique de Vichy, considérée comme le péché originel de notre république (voir par exemple François Bloeh-Lainé et Claude Gruson, Hauts Fonctionnaires sous l'Occupation) ? La médiocre querelle autour de Clovis démontre cependant la nécessité de retrouver des mythes fondateurs, permettant à Pierre Bergé d'en faire un plaidoyer pour la laïcité (l'Affaire Clovis). Et lorsqu'un essayiste comme Tzvetan Todorov, évadé autrefois du totalitarisme bulgare, s'interroge sur la condition humaine (l'Homme dépaysé), il conclut tragiquement : « L'histoire apparaît comme une série d'occasions manquées... »