Dans l'Enfant perdu, Cédric Morgan entremêle trois voix, dont la plus importante est la plus ténue : celle de l'enfant qui, chaque nuit, sent se glisser dans ses rêves un inconnu menaçant qu'il appelle « le chat ». Le « je », pour dire l'effroi et la blessure, se nourrit de l'enfance et du rêve. La narratrice de Régine Detambel (la Verrière) reconstruit son adolescence, déchirée par l'affrontement avec la mère, et s'évade sous le vitrage où vit Mina, la conteuse qui introduit la dimension du mensonge. Louis-Charles Sirjacq assène d'entrée, dans Comment j'ai tué mon chat : « Je suis un assassin, un monstre... », et ce récit dérisoire, fondé sur le meurtre de l'animal, implique une dénonciation grinçante de soi et aboutit à une acceptation de vivre moralement bancale. La vibration est plus profonde chez Alain Veinstein (l'Accordeur) : le « je » est né sous les bombardements, a perdu père et mère et s'éprend finalement de la femme de son fils. Par-delà le récit se perçoit l'inquiétude issue de la Shoah – une vie désaccordée dont le seul accordeur est la mort. La narratrice de Pascale Roze (le Chasseur Zéro, prix Goncourt) est hantée par l'ombre, planant sur sa propre destinée, de l'avion de chasse japonais qui a tué son père.

Le « je » peut revêtir l'apparence d'un personnage célèbre. Ainsi Brigitte Hermann s'approprie-t-elle Descartes (Histoire de mon esprit ou le Roman de René Descartes) ; ses notations se mêlent subtilement aux combats spirituels du prête-nom, qui s'interroge sur l'Europe déjà divisée ou sur l'existence de Dieu. L'artifice du « je » parlant de l'au-delà ne fait que faciliter l'insertion de l'auteur, de même que le recours à la première personne dans la frémissante biographie romancée de Jean Rhys la maudite (Jean Rhys la Prisonnière) permet à Christine Jordis de faire sienne l'existence de cet écrivain qui, dans ses livres, enchaînait déjà sensations physiques et sentiments.

Les profondeurs du quotidien

L'écriture nourrie de la subjectivité, collectionnant des éclats de sensation, forme aussi la trame de récits fondés sur un quotidien où tantôt jouent des lumières imprévues, tantôt s'ouvrent des interstices qui laissent deviner des profondeurs menaçantes. Ainsi Éric Holder (Mademoiselle Chamhon) conte l'impossible rencontre d'une institutrice et d'un maçon d'origine portugaise dans une banlieue lointaine où des drames sont en suspens. Dans Hôtel maternel, Marie Le Drian suit une fille mère échouant dans un centre d'accueil ; autour rôdent des ombres. À cette morosité angoissée Jean-Pierre Ostende est peut-être le seul à trouver remède avec le grand dadais qui, dans la Province éternelle, en achetant une parcelle dans un lotissement, retrouve les merveilles du « petit jardin », ou est-ce ici l'écrivain qui est encore capable de voir l'incongruité de certains rapprochements, ou de dresser des inventaires insolites ? Marie Ndiaye (vingt-six ans, 6 romans), s'attardant également sur une famille de banlieue (la Sorcière), introduit, quant à elle, la dimension de la magie, et en joue avec habileté.

Pour décrire à la fois la médiocrité et le mystère de l'existence, certains ont recours à l'ancien procédé de la fable. Ainsi Jean-Baptiste Harang (Gros Chagrin) conte-t-il les mésaventures d'un homme prisonnier d'un socle dont il aura bien du mal à se libérer. À cet humour corrosif répond l'ironie cinglante de Marie Darrieussecq (Truismes) qui, reprenant un thème odysséen, change tout bonnement son héroïne en truie et sans doute les hommes en cochons. Fables amères et sans morale mais non dépourvues de talent.

Daniel Boulanger et surtout Béatrix Beck (quatre-vingts ans) font figure d'anciens parmi ces romanciers de l'effleurement d'un quotidien insaisissable. Le premier continue avec le Miroitier une œuvre discrète qui compose en quinze romans une série de paysages brumeux tirés d'une France encore provinciale, où la vie est dans « tous les si que vous imaginez... » ; tandis que Béatrix Beck (Prénoms) esquisse des instants de vie où, par la grâce d'un art minimaliste, quotidien et bizarre se fondent.

La trame de la mémoire

La confusion du réel et de la fiction passe non seulement par les fulgurances de la sensation (comme dans Gazo, de Philippe de La Genardière, dont le narrateur, pompiste sur le périphérique, est imbibé des vapeurs de l'alcool, de l'essence et du rêve), mais plus encore par la mémoire, dont le premier exercice littéraire est l'autobiographie, avouée ou non. Ainsi les Petits Soldats, premier livre estimable de Yannick Haenel, fait le récit, pétri de souvenirs personnels, de l'éducation plus soldatesque que sentimentale d'un élève de prytanée. Boris Schreiber, faisant le compte de sa vie (Un silence d'environ une demi-heure, prix Renaudot), signe le plus gros livre de l'année : un silence de plus de 1 000 pages ! Ce Juif polonais, né à Paris, traverse avec esprit les heures noires du siècle et, de façon atypique, tout en suggérant l'insoutenable, dit aussi la joie de vivre.