Si la demande de sens hésite aujourd'hui entre des spiritualités laïques et religieuses, elle peut aboutir à des actions et à des choix communautaires dont l'ambition déclarée est de fournir le sens manquant.

Le who's who des intellectuels français

C'est un rituel, il ne se passe pas six mois sans qu'une revue étrangère – le plus souvent anglo-saxonne : le Times Literary Supplement ou la New York Review of Books – publie un article polémique visant l'intelligentsia française : ou bien on accuse les intellectuels français d'avoir fauté et d'être à l'origine des « crimes du xxe siècle », ou bien on ironise sur la disparition rapide des grandes figures de la pensée française, comme si la production intellectuelle s'était lamentablement effondrée après la mort des gourous et des grandes figures des années 70 et 80 (Barthes, Lacan, Foucault...). Comme un produit d'exportation « bien de chez nous », l'intellectuel français subit donc les revers du jeu de l'offre et de la demande : soit on le révère, soit on le conspue.

Mais, depuis quelques années, la perception de l'intellectuel français a changé en France même, le regard de l'étranger n'est plus seul à manifester des sentiments ambivalents envers les intellectuels. Si la question de l'engagement demeure le moteur de polémiques « entre intellectuels » (Fallait-il s'engager et prendre parti dans la guerre qui a miné l'ex-Yougoslavie ? Fallait-il prendre le risque d'officialiser la liste Sarajevo, qui a donné la fâcheuse impression que les intellectuels désiraient se substituer aux acteurs politiques ?), dont la plus récente a opposé deux listes après l'annonce de la réforme relative à la Sécurité sociale, en décembre 1995, le sentiment que le monde est « en perte de sens » conduit pourtant une fraction de l'opinion à se tourner spontanément vers les intellectuels. Pas seulement vers les « marchands de sagesse », mais aussi vers des auteurs susceptibles d'imaginer des scénarios d'avenir échappant à la résignation ambiante. Drôle de renversement : l'intellectuel qu'on accusait d'être à l'origine de bien des erreurs est désormais considéré comme un dépositaire du sens et à nouveau mis en scène comme un clerc. Le numéro spécial que le Magazine littéraire (octobre 1996) a publié à l'occasion de son trentième anniversaire témoigne de cette passion contemporaine pour les « clercs laïques ».

Si cette demande émane de diverses fractions de l'opinion, elle est essentiellement mise en scène par les médias et la grande presse, que le personnage de l'intellectuel, le donneur de sens, fascine. Mais l'hypervisibilité de celui-ci ne va pas sans revers : la reconnaissance du plus grand nombre est désormais fournie par les médias. Face à cette médiatisation, la tendance est au repli, à la retraite, ce dont témoignent le silence de beaucoup d'universitaires et leur refus de céder aux sirènes de la médiatisation.

Mais n'y a-t-il pas d'autre alternative que cette oscillation entre le repli des spécialistes et le dévergondage médiatique ? La publication récente d'un Dictionnaire des intellectuels aux éditions du Seuil, qui a immédiatement et immanquablement donné lieu à des polémiques, n'est pas sans apporter des éclairages. Les deux historiens, Jacques Julliard et Michel Winock, qui ont conçu le projet ont été accusés d'avoir proposé une définition restreinte de l'intellectuel « à la française » (l'intellectuel : « un homme ou une femme qui applique à l'ordre politique une notoriété acquise ailleurs ») et d'avoir cédé à la tentation de l'histoire immédiate, c'est-à-dire d'avoir voulu sélectionner les intellectuels contemporains au risque de manquer de la distance critique qu'exige le travail historique.

Si l'on met entre parenthèses les polémiques parisiennes (qui a été oublié ?), ce dictionnaire exprime un décalage entre la période contemporaine et l'histoire de la vie intellectuelle qui a précédé. Alors que l'intellectuel contemporain apparaît souvent comme une figure isolée et narcissique, celle dont les médias s'emparent momentanément, il est aisé d'observer, avec les nombreux articles du dictionnaire portant sur des institutions, des lieux, des espaces (les rubriques « lieux » et « moments » sont plus riches et originales que la rubrique « hommes »), que la vie intellectuelle a été liée, en France, à des institutions « autonomes » se distinguant doublement du monde de la presse et de l'université. Engagé ou non, l'intellectuel est celui qui joue un rôle sur la place publique sans avoir à reconnaître une allégeance à une profession ou à une institution publique. Dès lors, l'intellectuel est un créateur d'espaces marginaux et libres et, surtout, il s'engage au sein de ces institutions (revues, collèges, réseaux...) dans des aventures collectives qui entretiennent avec d'autres des rapports polémiques. Deux des intellectuels contemporains les plus connus, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, en ont tiré les leçons, ils ont l'un et l'autre créé une revue, respectivement le Messager européen et la Règle du jeu.