Journal de l'année Édition 1997 1997Éd. 1997

Physique : le retour de l'antimatière

Le 4 janvier 1996, le grand physicien anglais Paul Adrien Maurice Dirac (1902-1984) a dû se retourner dans sa tombe. Ce jour-là, une équipe du Laboratoire européen de physique des particules, à Genève, annonçait avoir produit, lors d'une expérience qui avait duré une quinzaine d'heures, neuf atomes d'antimatière – précisément, des antiatomes d'hydrogène qui ont, avant de s'annihiler, donné dans les détecteurs une signature caractéristique. Cette fugitive antimatière, dont l'existence est assurée depuis une soixantaine d'années, le théoricien Dirac l'a le premier trouvée sur le papier. Sans aucun autre appareillage qu'une équation décrivant la plus élémentaire des particules élémentaires : l'électron. Or cette équation admettait deux types de solutions. L'une d'elles ressemblait trait pour trait à l'électron ; l'autre décrivait une particule de même masse, mais de charge électrique opposée : l'antiélectron, ou « positon », venait de faire son entrée sur la scène de la physique, et les auteurs de science-fiction s'en emparèrent aussitôt pour façonner de mystérieux antimondes peuplés d'antiandroïdes.

Qu'une symétrie dans une équation mathématique se traduise par une symétrie semblable dans le monde réel est un autre exemple de la « déraisonnable efficacité des mathématiques à décrire la nature » qu'évoquait le mathématicien Hermann Weyl. Toujours est-il qu'en 1932 l'Américain Carl Anderson identifiait des positons dans le rayonnement cosmique, et que les accélérateurs de particules sont aujourd'hui capables de produire à la demande antiélectrons et antiprotons, tant il est vrai que toute particule élémentaire possède son antiparticule – son image dans un miroir en quelque sorte. Jamais encore, pourtant, un antiproton n'avait été marié à un antiélectron pour faire un antiatome d'hydrogène. C'est aujourd'hui chose faite, et l'enthousiasme des physiciens tient à ce que cette antimatière pourrait ne pas avoir tout à fait les mêmes propriétés que la matière correspondante – ce qui ferait se retourner Dirac une seconde fois dans sa tombe et remettrait à zéro les compteurs de la physique et de la cosmologie. Quelle aubaine ! Les physiciens n'aiment rien tant que ce qui va à l'encontre de leurs théories.

Énigme

Las, les neuf antiatomes annoncés sont pour l'instant bien insuffisants pour tester quoi que ce soit, car bien trop éphémères : l'antimatière a en effet la désagréable propriété, lorsqu'elle rencontre la matière ordinaire, de s'annihiler aussitôt en donnant une bouffée d'énergie. Mais, inversement, au tout début de notre univers, il a bien fallu que matière et antimatière émergent de cette énergie. Rien dans les lois physiques, en effet, ne s'oppose à ce que du vide le plus parfait surgissent une particule et son antiparticule, au point que ce scénario de création de la matière est aujourd'hui le plus couramment accepté chez les cosmologistes. Et cela pose une redoutable énigme : si l'équation de Dirac ne favorise en rien la matière par rapport à l'antimatière, pourquoi notre univers est-il fait de matière ?

Souligné en 1966 par le célèbre physicien russe Andreï Sakharov, ce paradoxe admet deux solutions logiques : soit notre univers matériel n'est qu'une petite partie d'un univers plus vaste, au sein duquel il coexisterait avec des univers d'antimatière non encore détectés, soit la symétrie matière-antimatière n'est pas aussi parfaite qu'il y paraît. N'en déplaise aux amateurs de rencontres explosives entre humains et antihumains, les physiciens penchent vers la seconde solution. Pourquoi ? À cause d'une expérience réalisée en 1956 par une physicienne américaine d'origine chinoise, Chen Shiung Wu.

Asymétries

Comme tous ses collègues, Mme Wu avait appris à l'école que les lois physiques s'appliquant aux particules élémentaires obéissent à trois symétries majeures : la parité (« P »), qui veut que si un phénomène se produit, son image dans un miroir doit se produire aussi ; la conjugaison de charge (« C »), qui veut que si un phénomène se produit avec des particules, il doit aussi se produire avec des antiparticules ; et le renversement du temps (« T »), qui exige que le film d'un événement puisse aussi bien être passé dans le bon sens... qu'à l'envers. À notre échelle, cette dernière symétrie est évidemment fausse, puisque l'on détecte aussitôt l'anomalie si l'on voit un plongeur remonter la tête en bas vers son plongeoir, ou une maison, soufflée par une explosion, se reconstruire pierre à pierre. Rien de tel chez les particules élémentaires, où toutes les expériences montraient une réversibilité parfaite entre particule et antiparticule, gauche et droite, passé et futur. Mais une expérience très simple allait réduire à néant cette admirable simplicité.