Seconde inflexion de l'opinion, la montée en puissance de ce qu'il faut bien nommer « un conservatisme de gauche », c'est-à-dire une identification de plus en plus réductrice du combat politique des forces de gauche avec la préservation du statu quo et la conservation des droits acquis. Il est à cet égard significatif que les deux grandes mobilisations réussies de l'opposition de gauche dans les premiers mois de 1994 – mobilisations contre la révision de la loi Falloux et contre le Contrat d'insertion professionnelle – se soient faites non pas autour d'une volonté de transformation sociale, mais autour de deux thèmes fondamentalement défensifs et protecteurs. La leçon aura d'ailleurs été parfaitement entendue et théorisée par Édouard Balladur : l'art de gouverner une France inquiète oblige à établir une stricte hiérarchie des écueils à éviter et donc à privilégier systématiquement le refus des fractures douloureuses en leur préférant un certain immobilisme.

Troisième rupture idéologique, celle du consensus ou du quasi-consensus sur l'Europe. Les enquêtes d'opinion menées par la SOFRES entre 1990 et 1994 révèlent une impressionnante montée du nationalisme, que celui-ci prenne la forme de l'euroscepticisme, du protectionnisme économique ou de la xénophobie pure et simple. Les élections européennes du 12 juin ont à cet égard amplifié les tendances apparues lors du référendum de ratification du traité de Maastricht et confirmé ce que les sondages nous indiquaient, à savoir que, si la France votait aujourd'hui sur la ratification de ce traité, les « non » l'emporteraient nettement (57 % des intentions de vote). Très significativement, alors qu'en 1989 la liste de dissidence par rapport à celle du RPR et de l'UDF, liste conduite par Simone Veil, était portée par une volonté de surenchère européenne, en 1994, la sécession, emmenée par Philippe de Villiers, s'est organisée autour d'une contestation radicale du système communautaire.

La comparaison des cartes électorales du référendum du 20 septembre 1992 sur Maastricht et de celles de l'élection européenne du 12 juin 1994 est à cet égard très éclairante : en 1992, la France du « non » recrutait essentiellement dans les vieilles terres jacobines touchées par la désindustrialisation, en particulier dans le très grand Bassin parisien, ainsi que dans les couches les plus populaires et les plus fragiles de la société. Dix-huit mois plus tard, Philippe de Villiers réalise un double élargissement du front du refus anti-européen : géographiquement, en direction de l'Ouest périphérique et catholique, et socialement, en direction des élites sociales, fissurant ainsi le noyau dur des partisans traditionnels de l'Union européenne. Qu'à gauche la percée de Bernard Tapie se soit accompagnée, à l'inverse, d'une profession de foi eurofédéraliste ne constitue qu'une bien fragile compensation pour les partisans de l'Union européenne, tant il est clair que la mobilisation autour du député de Marseille ne s'est faite que très marginalement sur l'enjeu européen.

Crise des partis

Ces évolutions idéologiques s'accompagnent d'une rapide transformation de notre système partisan. Celui-ci subit en 1994 un triple choc : celui des élections européennes qui l'obligent à gérer un conflit transversal, un conflit qui ne recoupe que très imparfaitement l'opposition droite-gauche traditionnelle et qui, en revanche, divise chacun des deux camps et, à l'intérieur de chacun des deux camps, chacun des partis qui les composent. Le bilan de cette mortelle randonnée est lourd : à droite, la contestation lepéniste et la sécession villiériste additionnées font jeu égal avec la liste d'union RPR-UDF conduite par Dominique Baudis ; à gauche, la liste hétéroclite menée par Bernard Tapie parvient, au terme d'une campagne rocambolesque centrée sur les aventures sportives, bancaires et mobilières du nouveau Mandrin, à talonner la liste officielle du PS. À la fois politiquement déchirés et électoralement pompés par leurs dissidences respectives, les trois P-DG (partis de gouvernement) totalisent désormais moins de 40 % des suffrages, ce qui représente un recul de 27 points sur quinze ans.