Russie : recomposition ou décomposition ?

L'année 1994 commence à Moscou par le solde des comptes politiques de 1993. Boris Eltsine est parvenu à faire adopter sa nouvelle Constitution par le peuple le 12 décembre. Les pouvoirs du Président sont accrus ; le principe de la « liberté de l'activité économique » est reconnu. Mais, le même jour, les électeurs russes ont infligé un camouflet aux démocrates au pouvoir en accordant près de 23 % de leurs suffrages au parti ultranationaliste de Vladimir Jirinovski. L'heure est donc au recentrage politique. Le 14 janvier, la Douma (chambre des députés) élit un communiste à sa tête : Ivan Rybkine, leader du groupe Communistes de Russie dans l'ancien Soviet suprême. Celui-ci réclame aussitôt la libération de son prédécesseur, Rouslan Khasboulatov, incarcéré depuis le putsch manqué d'octobre 1993. Le 17, les libéraux-démocrates du gouvernement tirent les conséquences de la nouvelle donne politique. Le vice-Premier ministre Egor Gaïdar, symbole de la privatisation à marche forcée de l'économie russe, et Boris Fiodorov, ministre des Finances, démissionnent. Leurs conseillers occidentaux, l'Américain Jeffrey Sachs et le Suédois Anders Aslund, les suivent aussitôt. Faut-il considérer ces départs comme un coup d'arrêt définitif à la grande réforme économique ? Certainement pas. Et d'abord parce que beaucoup a déjà été fait : plus de 7 500 grandes entreprises ont d'ores et déjà été privatisées, ainsi que 80 000 PME et commerces. Plus de la moitié des salariés russes travaillent déjà en dehors du secteur public. La vraie question est sans doute ailleurs. Elle porte sur la nouvelle priorité de la réforme, dont beaucoup pensent qu'elle doit désormais concerner les entreprises elles-mêmes – notamment les conglomérats publics – et non plus les seuls paramètres macroéconomiques (inflation, fixation des prix).

Niveaux de vie contrastés

Les prévisions des dirigeants des États issus de l'ex-URSS ont été trop optimistes : en 1992, selon eux, les populations ne devaient avoir que deux années difficiles avant de retrouver un niveau de vie satisfaisant. En 1994, ce niveau de vie est au plus bas : au Tadjikistan, en Arménie et en Géorgie, le PIB par tête a pratiquement été divisé par deux ; dans les trois États slaves, il a reculé de 20 à 25 %. Actuellement, le salaire d'un quart de la population russe ne dépasse pas 200 francs mensuels et 77 % des habitants n'atteignent pas la barre des 400 francs. Le salaire minimal, pourtant doublé par Boris Eltsine avant les législatives de 1993, s'élève à 60 francs par mois. Si ces salaires contribuent à la formation des revenus pour 50 à 70 % selon les pays, ils sont pour la plupart versés avec des semaines et même des mois de retard. De plus, 8 à 9 % de la population active acceptent de voir leur temps de travail réduit, et par la même occasion leur salaire diminué d'autant. Le travail « au noir », concernant un ménage russe (et vraisemblablement ukrainien) sur trois, semble rapporter autant – si ce n'est plus – que le salaire officiel. La situation des retraités, dont la pension est globalement 3 à 3,5 fois inférieure au salaire moyen, est ainsi catastrophique. D'une manière générale, les dépenses en biens durables, en services et même en boissons alcoolisées ont diminué en faveur des produits alimentaires. Et pourtant, la consommation de viande, œufs, poisson ou fromage diminue au profit du pain, des pommes de terre et du sucre. En définitive, la Russie s'en sort un peu mieux que les États d'Asie centrale, que la Lettonie, où les prix restent faramineux, ou que l'Ukraine, où bon nombre de salariés de grandes entreprises traversent tous les jours la frontière pour travailler en Russie.

« Centrisme »

Le moment est venu pour le Premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, de passer au premier plan. Ce représentant des grands industriels d'État est « en phase ». Apparatchik modèle, spécialiste des problèmes énergétiques, il a déclaré qu'il n'était pas un adepte du « romantisme du marché » ; il s'est révélé en outre un politicien habile, ferme et souple à la fois. Tout cela concourt à donner de lui une image rassurante, aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur. Cela ne signifie pas pour autant que les épreuves sont finies pour Boris Eltsine. Dès le mois de février, celui-ci va devoir amnistier les putschistes d'octobre, et notamment Alexandre Routskoï et Rouslan Khasboulatov. La nouvelle Constitution a bien donné tous les moyens au Président de bloquer les propositions de loi issues de la Douma ; elle n'a pas prévu cependant de limite au pouvoir d'amnistie de la chambre basse. Forcé d'avaler des couleuvres, l'exécutif se maintient tout de même contre vents et marées. Les sondages d'opinion – une institution nouvelle en Russie – indiquent même que les hommes politiques les plus populaires sont les responsables directs de la gestion du pays : Viktor Tchernomyrdine vient en tête devant Boris Eltsine lui-même, suivi du maire de Moscou, d'Andreï Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères, et du gouverneur de la Banque centrale. Le démagogue Jirinovski n'arrive qu'en treizième position. L'opinion continue ainsi de faire confiance à ses dirigeants, surtout quand ceux-ci tiennent un discours plus centriste, davantage orienté sur la préservation de l'héritage du passé.

L'autobiographie de Boris Eltsine, Sur le fil du rasoir, traite des événements qui se sont déroulés entre 1991 et 1993. Ces Mémoires succèdent à un premier livre, Jusqu'au bout (Calmann-Lévy, 1990). Cette seconde autobiographie, qui ressemble davantage à un plaidoyer qu'à une narration historique, commence par le putsch d'août 1991. L'auteur explique l'échec du coup d'État par la volte-face du général Gratchev, qui, au lieu de prendre le contrôle de Moscou, se rangea finalement aux côtés de ceux qui défendaient le Parlement. Eltsine démolit les conspirateurs, Ianaev, Krioutchkov, Pavlov ou Iazov, en concluant que la tragédie des putschistes est « celle de toute une génération de hauts fonctionnaires ». Gorbatchev n'est pas mieux traité. Pour Boris Eltsine, l'ancien secrétaire général du PC s'est accroché jusqu'au bout au communisme et n'a pensé qu'à son rôle de leader mondial. Eltsine porte également les jugements les plus nuancés sur ses propres collaborateurs, dont un seul, l'actuel Premier ministre Viktor Tchernomyrdine, recueille quelques louanges. Ne s'étendant pas sur sa manière de gouverner et de former des équipes cohérentes, il achève son ouvrage par l'épreuve de force avec le Parlement, en octobre 1993.

Russie d'abord

Cela est particulièrement net en politique étrangère, où les responsables russes ne perdent pas une occasion pour réaffirmer face à la communauté internationale le rôle prééminent de leur pays. Ainsi apparaît le concept d'« étranger proche », c'est-à-dire les territoires non russes de l'ancienne URSS, où la Russie doit avoir le droit d'intervenir quand ses intérêts vitaux sont en jeu, notamment la protection des populations russophones y vivant encore. Mais ce n'est pas tout. La zone d'influence de la Russie doit s'étendre également à l'ancien glacis est-européen de l'ex-URSS. Les dirigeants russes le rappellent dès janvier en imposant aux Occidentaux de repousser les demandes d'adhésion à l'OTAN de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Slovaquie. À la place, on imagine un « Partenariat pour la paix », procédure de préadmission à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord, qui présente au moins l'avantage de ne pas déplaire à Moscou tout en ne désespérant pas trop les puissances de l'ancien pacte de Varsovie. Les dirigeants russes n'en abandonnent pas pour autant leur exigence de se voir reconnaître en Europe centrale « des pouvoirs particuliers pour garantir la paix et la stabilité dans la région », selon les mots de Boris Eltsine. Leur volonté de puissance va s'exercer jusque dans la gestion du conflit bosniaque, où la diplomatie russe exige d'être désormais un partenaire à part entière et obtient de participer au « groupe de contact » sur la question, auprès des Américains, des Allemands, des Britanniques et des Français.

Russie, partenaire de l'OTAN

Après plusieurs mois de négociations, la Russie a signé, le 22 juin, l'accord de « partenariat pour la paix avec l'OTAN. Si les autres signataires de l'accord ne voulaient pas de traitement de faveur pour Moscou, l'OTAN a pourtant diffusé un document, non signé des deux parties, mais appelé « protocole spécial », qui résume les discussions entre le conseil de l'Atlantique Nord et le ministre des Affaires étrangères de la Russie. Se démarquant ainsi des 20 pays (dont 17 alliés de Moscou dans le bloc communiste) ayant déjà adhéré à ce partenariat, ce texte indique que « l'Alliance et la Russie sont convenues de développer un vaste programme de partenariat individuel correspondant à la dimension, à l'importance et au potentiel de la Russie [...] dans les domaines où la Russie a des contributions uniques et importantes à apporter, à la mesure de son poids et de sa responsabilité de puissance européenne, internationale et nucléaire majeure ». En définitive, le nouveau partenaire, soumis en apparence aux règles communes, a bien obtenu que sa différence soit reconnue. Moscou n'aura cependant pas de droit de veto concernant certaines décisions de l'OTAN. De son côté, l'OTAN s'engage à informer la Russie de ses décisions les plus importantes. Si, pour les nationalistes, ce résultat semble insuffisant, cette situation un peu ambiguë arrange le Kremlin.

Étranger proche et lointain

À l'occasion de ce retour en puissance de la Russie sur la scène internationale, et surtout dans l'« étranger proche », un nom commence petit à petit à s'imposer : celui de Pavel Gratchev, le ministre de la Défense russe. Le général Gratchev n'est certes pas populaire dans les cercles démocrates, qui n'oublient pas son rôle trouble lors des journées d'août 1991, quand il choisit d'obéir d'abord aux putschistes avant de changer de camp. Son rôle ne cesse de grandir, que ce soit dans la crise géorgienne, où il joue d'abord contre le président Chevardnadze pour lui imposer ensuite la présence permanente de troupes russes en Géorgie, au Caucase, où là aussi il intrigue pour disposer localement de plusieurs bases militaires, ou au Haut-Karabakh. Au printemps, il reçoit l'adoubement public de Boris Eltsine, qui lui réitère son appui « politique et moral », tout en réprouvant les manœuvres de ceux qui, contestant la personnalité du général Gratchev, tenteraient ainsi de « dresser l'armée contre le président ». Beaucoup vont alors s'interroger sur les conséquences de ce rapprochement spectaculaire.

Maîtresse de l'ex-empire

À court terme, l'influence de la Russie sur ses voisins de l'« étranger proche » semble de plus en plus forte. Sur tous les fronts, les soldats russes, souvent déguisés en Casques bleus autoproclamés, règlent les conflits, pérennisant ainsi l'influence centrale du Kremlin. Fin février, les électeurs moldaves mettent un frein aux tentatives de réunification avec la Roumanie en donnant leurs suffrages au Parti agraire, allié aux ex-communistes et aux organisations russophones. En avril, Géorgiens et sécessionnistes abkhazes signent un accord de paix sous l'égide du Kremlin. L'armée russe, présente des deux côtés, contrôle tout le dispositif. En Crimée, des sécessionnistes russophones veulent rompre avec Kiev pour se rapprocher définitivement de Moscou. Au Kazakhstan, les irrégularités manifestes du scrutin organisé par le président Nazarbaev donnent du poids aux revendications russes, qui, depuis plusieurs mois, ne cessaient de faire pression sur Almaty (ex-Alma Ata) pour la défense de l'importante communauté russophone. Dans le conflit du Haut-Karabakh opposant l'Azerbaïdjan et l'Arménie, Moscou joue les arbitres et souhaite procéder là comme elle l'a fait en Géorgie par rapport à la sécession abkhaze : utiliser le conflit local pour ramener l'Azerbaïdjan, aspiré un temps dans la zone d'influence turque, dans le giron de la CEI, c'est-à-dire de la Russie. Au Tadjikistan, la Russie se retrouve impliquée dans une guerre civile meurtrière entre islamistes modérés et communistes. L'élection à l'automne du néocommuniste Emomali Rakhmonov apparaît plus comme le succès d'un chef de clan local que comme une victoire du candidat de Moscou et laisse peu d'espoir de voir émerger la paix. À Kiev, Leonid Koutchma succède en juillet à Leonid Kravtchouk à la tête de l'Ukraine. Un pro-russe de l'Est remplace ainsi un nationaliste de l'Ouest, mais c'est surtout un partisan, à la Tchernomyrdine, d'une ligne médiane entre la libéralisation et le maintien de l'héritage soviétique qui prend en main les affaires d'un pays presque ruiné. À Minsk, même cas de figure : aux élections de juillet, l'ex-chef de sovkhoze Alexandre Loukatchenko remporte un succès écrasant aux élections présidentielles. Sa victoire est si forte que certains s'interrogent pour savoir si Moscou ne risque pas d'en prendre ombrage, malgré sa réputation de pro-russe.

Dégringolade

Les succès sur les fronts extérieurs ne suffisent pourtant pas à éclaircir la situation à l'intérieur de la Russie. À l'automne, le rouble continue sa chute vertigineuse par rapport au dollar (1 dollar = 4 000 roubles). Plusieurs observateurs se demandent même si cette dégringolade n'est pas voulue par les autorités, qui trouveraient ainsi le moyen d'échapper au remboursement de leurs dettes, notamment vis-à-vis des fonctionnaires, des médecins et des militaires à qui des mois de salaire restent dus. Dans ce climat d'incertitude, l'activité des mafias se développe chaque jour un peu plus. Des militaires dévoyés se trouvent très souvent impliqués dans toutes sortes de trafics. Des journalistes montrent que des gradés de haut rang sont parfois impliqués. L'un de ces journalistes paie même de sa vie sa curiosité. Son enterrement, fin octobre, tourne à la manifestation contre la corruption des autorités. Le nom du chef de l'armée, le général Gratchev, surnommé « Pacha Mercedes » par allusion à son goût pour ces voitures récupérées après le départ des troupes russes d'ex-RDA, est à nouveau très souvent cité. Ce dernier parvient à se maintenir en fonctions en obtenant la confiance de la Douma. Les rumeurs de prise en main du pouvoir par l'armée se font de plus en plus insistantes, alors que les « absences » de Boris Eltsine, absences souvent dues à l'abus d'alcool, sont toujours plus nombreuses. C'est dans ce contexte délétère qu'éclate en décembre la crise tchétchène.

Trafic de plutonium

Les trafics de matières radioactives dans l'ex-URSS, ces derniers mois, inquiètent l'opinion publique internationale. Depuis mai, trois saisies de plutonium issu de l'ex-URSS ont été réalisées par les Allemands. Le 22 août, les autorités russes et allemandes ont publié un communiqué commun, affirmant leur volonté « d'approfondir leur coopération » pour lutter contre ce problème. Témoignant du désordre du complexe nucléaire militaro-industriel de l'ex-URSS, cette situation semble difficile à élucider en raison du manque de transparence qui a toujours entouré le programme nucléaire soviétique. Conçu à la fin des années 1940, ce dernier resta dans les mains du pouvoir militaire, contrairement à ce qui s'est passé aux États-Unis ou en France, et donna naissance à un vaste empire industriel. Ce type de fonctionnement est devenu un handicap depuis que l'URSS a disparu et que le pouvoir n'est plus entre des mains uniques. Cette situation entraîne des dérives inquiétantes, menant à des trafics de toutes sortes conduits par la « mafia » ou de petits gangsters. Et si rien ne permet aujourd'hui d'affirmer que le trafic porterait sur les armes elles-mêmes ou sur les centaines de tonnes d'uranium et de plutonium issues de leur démantèlement, les Russes et leurs voisins ont signé ou sont déterminés à signer le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). La France a décidé d'aider les Russes en les familiarisant avec le système de comptabilité centralisé des matières nucléaires sensibles et en réfléchissant à un système de joint-venture avec des sociétés françaises pour la mise au point d'appareils de sécurité fiables.

Le conflit tchétchène

En septembre 1991, lors de l'effondrement de l'URSS, un ex-général de l'armée soviétique, Djokhar Doudaev. Proclame l'indépendance de la Tchétchénie, cette république musulmane d'un million d'habitants située au nord du Caucase. Il expulse l'armée russe et s'empare d'une grande partie de ses armes. Moscou refuse de reconnaître cette indépendance et décrète un blocus économique. Elle finance et arme l'opposition à un régime qualifié de mafieux pour ses liens supposés avec les mafias tchétchènes qui sévissent effectivement sur le territoire russe.