Bourse : la descente aux enfers

Tandis qu'aux États-Unis la bonne santé de l'économie se confirme avec une croissance soutenue et saine, et qu'en Europe les signes de reprise se multiplient, les marchés financiers paniquent à la moindre bonne nouvelle, provoquant ainsi un retournement des taux longs et une chute des cours, qui vont à rencontre des résultats de l'économie réelle.

Nervosité des marchés financiers

L'année 1994 semblait devoir prendre le relais de la hausse boursière de 1993 (+ 23 %). Les opérateurs qui avaient anticipé la reprise économique attendaient de passer à la caisse. Mais, en Europe, le retour de la croissance se fait plus désirer qu'aux États-Unis. Et, comme le marché tient l'expectative en horreur, il s'est raccroché à la première information venue d'outre-Atlantique.

Or, là-bas, la question est de savoir si la reprise trop rapide de l'activité ne va pas provoquer le retour de l'inflation. Les autorités monétaires, chargées de garantir la stabilité interne de la monnaie, sont alors poussées à remonter les taux d'intérêt afin de limiter la création de monnaie en jugulant le crédit, ce qui revient en fait à brider l'activité économique lorsque celle-ci est menacée de surchauffe. Or, en cas de hausse des taux d'intérêt, le cours des actions doit s'effondrer, selon la règle de base des marchés financiers. C'est pourquoi, à chaque nouvelle annonce de bonne santé de l'économie américaine, les opérateurs financiers, anticipant une chute des cours, vendent et provoquent un mouvement de baisse, lequel vient ainsi corroborer leurs prévisions initiales sans que les prix aient pour autant connu l'envolée que tous annonçaient. La nervosité des opérateurs américains est en outre confortée par la maladresse de la Réserve fédérale américaine, qui, le 4 février, a soudainement resserré sa politique monétaire. Le renchérissement des taux longs a alors provoqué un véritable krach obligataire. D'autant que les gestionnaires de fonds avaient massivement investi sur le marché obligataire en début d'année, après s'être désengagés des valeurs monétaires du fait de la baisse des taux en 1993 et, en France, du fait d'une fiscalité moins avantageuse sur les produits monétaires (sicav).

Ainsi, la Bourse de Paris, qui avait atteint son plus haut historique le 2 février, connaît un « krach lent » à partir du surlendemain. En 1994, la place a presque perdu ce qu'elle avait gagné l'année précédente. Cette perte a été deux fois plus grave que celles enregistrées par les autres Bourses européennes. Cette surréaction s'explique par la grande ouverture du marché français aux investisseurs étrangers, et notamment anglo-saxons, qui détiennent un tiers des actions et un quart de la dette publique. Comme à leur habitude, ceux-ci n'ont pas pris de gants pour encaisser leurs bénéfices quand bon leur a semblé, c'est-à-dire à la première nouvelle alarmante pour eux – mais salutaire pour les économistes.

Toutefois, à force de craindre le pire, les investisseurs finissent parfois par prendre conscience de leurs excès, qu'ils corrigent alors brutalement à l'annonce d'un chiffre « moins mauvais que prévu ». Tout cela ressortit à ce qu'on appelle la « psychologie du marché ». En 1994, celle-ci est à l'origine de fluctuations spectaculaires. Elle montre aussi que la Bourse est souvent déconnectée de l'économie réelle. Pour preuve, le jeu de massacre au palais Brongniart, alors que la France jouit du taux d'inflation le plus bas d'Europe. L'ampleur des variations sur les marchés est sans commune mesure avec les craintes censées les justifier. Les boursiers aiment à se faire peur. Les banques centrales américaine et allemande n'ont rien fait pour les en dissuader. Bien au contraire, elles ne sont intervenues que rarement et chichement, au cas par cas, et jamais quand les marchés escomptaient un geste de leur part, accentuant ainsi la nervosité des opérateurs.

Le phénomène s'est traduit par un autre paradoxe : ce sont moins les taux courts, contrôlés par les banques centrales, qui donnent le « la » sur le marché des changes que les taux longs, librement déterminés sur le marché obligataire. Tout simplement parce que les placements dits « de long terme » sont gérés dans une optique de court terme et de spéculation. Les « hedge funds », qui peuvent jouer avec des sommes atteignant 20 fois leur mise, ont amplifié la baisse du marché obligataire.

Le dollar au plus bas

La descente aux enfers n'a pas non plus épargné le dollar, qui génère la spirale en même temps qu'il en est la victime : chute des obligations entraînant repli des actions. En début d'année, tous les opérateurs pariaient sur une hausse du billet vert. Ils se sont révélés être tous dans l'erreur. Même les interventions concertées des banques centrales pour tenter d'enrayer la baisse ont été faites en pure perte. Les sept pays les plus riches n'ayant pas fermement soutenu la monnaie américaine lors du sommet G7 de Naples, celle-ci a repris sa chute de plus belle pour atteindre, le 2 novembre, son niveau le plus bas face au yen depuis 1945. La grande faiblesse du dollar s'est alors répercutée une nouvelle fois sur les marchés obligataires des deux côtés de l'Atlantique.

Dette et privatisations : l'État français malmené par les marchés

Le dérapage continu des marchés obligataires tient aussi à l'ampleur des déficits budgétaires et des dettes publiques. L'État français a donc été malmené par les marchés. Les privatisations ne se sont pas faites dans l'euphorie financière. Les titres des entreprises publiques ont été vendus peu cher, compte tenu de la morosité ambiante du marché. Certains de ces titres se sont retrouvés en dessous de leur cours d'émission quelques mois à peine après leur mise en vente.

Krach obligataire

Par ailleurs, l'OAT (Obligation assimilable du Trésor), que le gouvernement a proposée aux particuliers en octobre au taux nominal de 7,5 %, est passé très rapidement à plus de 8,3 % sur le marché. Ce qui se traduit par une baisse du cours de ces obligations. Dans la même (mauvaise) veine, les sicav obligataires ont couru à la catastrophe en 1994, car les taux français à long terme, qui étaient à 5,6 % au début de l'année, ont grimpé à plus de 8 % au dernier trimestre. Ce fut un drame pour les petits épargnants, qui cédèrent avec précipitation leurs titres – alors que l'obligation est un placement à long terme – après être rentrés au plus haut du marché en début d'année. Un particulier ayant investi 100 francs dans un tel produit en janvier a perdu – en cas de revente anticipée – plus de 15 francs dans la plupart des réseaux bancaires. Les banques et les compagnies d'assurance très impliquées sur le marché obligataire ont donc considérablement souffert du retournement du marché. Leurs résultats et leurs titres, sauf exceptions, ont été largement affectés par la baisse.

La Bourse et les « affaires »

L'atmosphère au palais Brongniart a été empoisonnée par la suspicion. En juin, la Générale des eaux et la Lyonnaise des eaux ont beau protester contre les accusations, leurs titres sont violemment attaqués à la cote, entraînant dans leur sillage les valeurs de sociétés travaillant avec les collectivités locales. Autre exemple : l'inculpation en Belgique de Didier Pineau-Valencienne fait plonger immédiatement le titre Schneider de 16 %. Les articles que consacrent le Wall Street Journal et le Financial Times aux « affaires » effarouchent les investisseurs étrangers. Business Week titre ainsi : « Il y a quelque chose de pourri en France. » La capitalisation boursière de ces entreprises, dont l'activité reste par ailleurs florissante, même à l'étranger, est amputée de plusieurs milliards de francs. C'est dans cette ambiance détestable que certains vieux routiers de la Bourse font montre de sérénité, voire de confiance, ayant appris, au fil des krachs et des excès, que les indices chutent pour mieux rebondir. Et que les belles affaires se font précisément dans la tourmente.