Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Normalement, les recettes de privatisation auraient dû être réservées, pour leur plus grande partie, aux dotations en capital des entreprises demeurant encore dans le secteur public. Mais, avec l'aggravation du déficit budgétaire en 1994, le gouvernement décide d'affecter d'office 50 milliards au budget et 5 seulement aux besoins de recapitalisation. Cette somme s'est vite avérée insuffisante en cours d'année : l'objectif des recettes n'a pas été atteint, car l'État n'a pu engranger que 51,7 milliards entre la cession d'Elf-Aquitaine (33,7 milliards) et la vente de l'UAP (18 milliards). Une fois servi le budget général, les dotations ne s'élèvent plus qu'à 1,7 milliard au lieu des 5 annoncés. Comme, par ailleurs, le pouvoir multiplie les promesses de recapitalisation (10 milliards à Air France, 2,5 à Bull), il est contraint à engager la cession partielle de Renault (10 milliards de recettes escomptés).

Si la couverture des besoins du budget général et le bouclage du programme de recapitalisation ont justifié en priorité la privatisation de telle entreprise à telle date, d'autres raisons tout aussi impératives et déterminantes ont pesé sur le choix des autorités : les cessions d'actifs ne se sont pas décidées exclusivement au nom d'une logique purement financière (recapitalisation) ou budgétaire (couverture des dépenses publiques), mais aussi au nom d'une logique proprement politique ou économique. Si le gouvernement n'avait pas cherché à obéir à ces deux dernières logiques, il aurait pu être amené à arrêter presque définitivement le programme de privatisations puisqu'il était loin d'être assuré de pouvoir réunir les conditions de réussite les plus favorables.

Sur le plan politique

Sur le plan politique, le gouvernement n'a pas pu retarder définitivement la mise sur le marché, entre autres, de l'UAP, sous le prétexte que les cours en Bourse avaient chuté de plus de 25 % depuis le début de 1994. Pourtant, il était évident qu'à la date choisie il allait perdre des recettes. Mais, s'il différait la décision, il prenait le risque de semer le doute dans l'opinion publique sur sa volonté de poursuivre son programme, d'affaiblir encore davantage le prix de vente des privatisables et de ne pas susciter l'adhésion des actionnaires pour une autre opération de cession.

Sur le plan économique, le pouvoir n'a jamais manqué de s'interroger sur le devenir de la firme et sur le rôle qu'elle pourrait jouer après son passage au secteur privé ou dans le milieu concurrentiel. En réalité, cette interrogation a représenté l'élément déterminant pour choisir une « privatisable » plutôt qu'une autre et un moment plutôt qu'un autre. La réussite éventuelle de l'opération, consistant à tirer le maximum de recettes à affecter au budget général ou en dotations de capital, est passée au second plan. Il importait d'abord de promouvoir des changements en profondeur du secteur industriel, pour que celui-ci soit mieux placé dans le jeu de la concurrence internationale et de la mondialisation. C'est ce qui est clairement ressorti de la privatisation d'Elf et de l'UAP. Ainsi, l'enjeu industriel à long terme aurait primé sur l'enjeu financier à court terme.

Stratégie

Dans le cas de l'UAP, le gouvernement a voulu, avec sa privatisation, procéder à une réorganisation d'ensemble du secteur industriel français, et cherché à créer des pôles financiers rassemblant des groupes industriels ou de services. Plus précisément, le gouvernement saisit l'occasion du transfert du pouvoir économique et financier du premier assureur français pour le recomposer effectivement, c'est-à-dire qu'il cherche à rassembler ou à agréger des entreprises auxquelles il est lié à travers un jeu complexe de relations de divers ordres. Cette recomposition a donné naissance à un pôle financier jugé sans équivalent en France en raison de l'influence qu'il peut exercer sur l'activité interne et externe de l'industrie. Au départ, si le gouvernement a fait porter son choix sur l'UAP, c'est parce que cette compagnie d'assurances occupe une place stratégique par rapport aux banques et aux groupes industriels, et représente ainsi une pièce centrale du capitalisme français. Tout d'abord, celle-ci entretient des rapports privilégiés avec Suez et surtout avec la BNP, troisième banque française à réseau, avec qui elle est étroitement liée sur le plan capitalistique (l'UAP possède 15 % du capital de la BNP, qui détient à son tour 15 % de son capital) et commercial (le réseau BNP distribue des produits d'assurances). Ensuite, autour d'elle et de la BNP, gravitent un certain nombre de groupes industriels et de services : l'UAP est le premier actionnaire de la BNP et de la Compagnie de Suez, et l'un des principaux de la Générale des eaux, de Paribas, de Saint-Gobain, d'Alcatel Alsthom, d'Elf-Aquitaine, de BSN, de Lyonnaise des eaux-Dumez, d'Air liquide, de Bouygues, d'Air France. Ainsi, elle gère en tout plus de 600 milliards de francs d'actifs. À travers un jeu de participations croisées entre entreprises, se met progressivement en place un « système à la japonaise » de solidarité de personnes et d'entreprises (cf. F. Morin). Enfin, derrière le succès populaire des privatisations à grand spectacle de la BNP, de Rhône-Poulenc et d'Elf-Aquitaine, absolument nécessaires pour séduire continuellement les épargnants actionnaires et faire rentrer de l'argent dans les caisses de l'État, le capitalisme français s'est engagé dans une voie originale, celle de la constitution de pôles financiers rassemblant autour des grandes banques et compagnies d'assurances des groupes industriels et de services. Ces différents pôles financiers forment ce que l'on appelle le « cœur » financier de l'économie française, c'est-à-dire en quelque sorte le centre global de décision de financement et de coordination de l'économie industrielle française. Entre la vague de privatisations de 1986-1987 et celle de 1993-1994, peuvent déjà être repérés comme pôles financiers dominants celui de l'UAP, exemplaire et de dimension européenne, celui du tandem Société générale-Alcatel, unis par des participations réciproques, et, enfin, celui défini par une communauté d'intérêts des AGF, du Crédit Lyonnais et de Paribas.