Littératures

Littérature mondiale

Prépondérance américaine

Le malthusianisme, qui gagne peu à peu l'édition française, affecte moins – pour le moment – la littérature étrangère que la production indigène. Lors de la rentrée de septembre 93, on pouvait recenser 141 traductions, chiffre stable par rapport à l'année précédente. Au sein des 26 langues représentées, l'anglo-américain s'est taillé la part du lion, devançant de loin les autres langues étrangères. Comme pour confirmer les craintes des partisans de « l'exception culturelle »...

Reflet de cette domination américaine sur l'Europe et la France, le prix Nobel de littérature a consacré non pas Ismaïl Kadaré, « éternel perdant » de Stockholm, mais la romancière Toni Morrison, chantre de la mémoire noire, militante du « Black Power » et du féminisme américain, dont deux livres ont été publiés au printemps, un roman, Jazz, et un recueil d'essais, Playing in the dark (Christian Bourgois). Choix « politiquement correct », certes, mais qui ne saurait masquer pour autant les qualités littéraires d'un écrivain au lyrisme puissant, qui use en virtuose d'une langue imprégnée des rythmes du jazz et de la tradition orale. « J'écris, avait confié Toni Morrison au journal Libération en 1985, pour créer de l'ordre, de la beauté, de la vie, à partir de ce qui m'entoure et de ce qui n'est que chaos, misère et mort. L'histoire des Noirs aux États-Unis a été trahie, déformée, mal comprise. Elle recèle une richesse, une couleur, une chaleur, un pouvoir qui ont toujours été occultés, particulièrement du point de vue des femmes. » D'une autre manière, Paul Auster incarne aussi une marginalité et une quête d'identité qui ne trouvent d'issue et de réponse que dans le langage. En couronnant l'auteur de la « Trilogie new-yorkaise », avec l'Invention de la solitude, la Musique du hasard et Léviathan (Actes Sud), parus au printemps, les jurés du prix Médicis étranger ont voulu saluer l'un des plus brillants hérauts de la jeune fiction américaine et un écrivain particulièrement apprécié du public français. Dans ce septième roman, Paul Auster sonde les fractures et les gouffres de l'Amérique contemporaine, menacée par le mal et hantée par l'obsession des complots du FBI. Thème lancinant qui revient sans cesse dans les derniers livres d'un Thomas Pynchon et d'un Don DeLillo, dont Actes Sud a publié à l'automne un roman déjà ancien mais prémonitoire, Joueurs, qui mettait en relief les ambiguïtés d'une société où l'écart entre les valeurs et la vie s'accroît dangereusement. Toujours chez Actes Sud, Cormac MacCarthy, dont on avait admiré Méridien de sang et l'Obscurité du dehors, est revenu avec un nouveau roman, De si jolis chevaux, couronné par le National Book Award en 1992. L'innocence perdue et la loi du sang sont les fils rouges de ce livre violent et tourmenté, qui conte la descente aux enfers de deux jeunes Américains épris d'aventure, quittant un Texas trop urbanisé pour le Mexique, à la fin des années 40. C'est encore le thème de la conspiration et celui de la violence qui guident la Route d'Omaha (Robert Laffont), de Robert Ludlum, maître du thriller et l'un des rois du best-seller d'outre-Atlantique, avec James Michener, dont Mexique est paru à la rentrée aux Presses de la Cité. Autre familière des listes des meilleures ventes, Mary Higgins Clark a distrait, avec Un jour tu verras (Albin Michel), un large public friand de cadavres exquis et de suspense bien mené. Après cette incursion chez les auteurs à succès, retour à la littérature. Parmi les romanciers connus, qui possèdent leurs lecteurs fidèles, citons John Updike, dont Rabbit en paix (Gallimard) a mis le point final aux aventures ironiques et mouvementées de Harry Angstrom. Celui-ci, qui s'échinait dans les trois premiers livres de la tétralogie à courir après la gloire, l'argent et l'amour, se borne dorénavant à combattre l'oisiveté, l'ennui, les désillusions et la crainte de la mort. Avec son humour et sa verve coutumiers, Updike présente, au fil de l'errance de son héros, une Amérique paradoxale, aberrante, en proie au vertige des mutations de style, de mode et de langage.