L'année boursière

L'année boursière fut turbulente et truculente

Après la morosité hivernale, les élections législatives et la nomination d'Édouard Balladur à l'hôtel Matignon redonnèrent quelques couleurs aux boursiers, conservateurs par tradition. Notamment quand le Premier ministre confirma sa volonté de privatisation et lança un emprunt d'État. L'« emprunt Balladur » fut un succès. La souscription se révéla deux fois plus importante que prévu : 110 milliards de francs apportés, à 90 %, par des particuliers. Le million et demi de souscripteurs a déboursé 7 200 francs en moyenne, largement pris sur les comptes des sicav monétaires. Leur en-cours a ainsi été amputé de 70 milliards avant de se reconstituer. Au grand dam du gouvernement, exaspéré par le taux d'épargne élevé (13 %) des Français, car c'est autant de moins pour relancer la consommation.

En septembre, lors de la présentation du budget, le gouvernement repassait à l'offensive pour les inciter à se débarrasser de leurs sicav monétaires, en abaissant le seuil de taxation des plus-values encaissées lors de leur vente. En janvier, le gouvernement de Pierre Bérégovoy avait déjà réduit ce seuil de moitié. La Bourse attend donc que l'argent épargné vienne sur des produits (sous forme sicav ou non) action et obligation ; d'autant que la baisse des taux d'intérêt rend moins attractifs les produits monétaires.

Crise monétaire

Sceptiques sur les chances d'une reprise, les financiers se sont remis, en 1993, à parier sur une dévaluation. La spéculation repart de plus belle durant l'été. Estimant que la mauvaise santé de l'économie française pèse sur la solidité du franc, les boursiers estiment que la seule marge de manœuvre dont dispose le pouvoir est de baisser les taux d'intérêt afin de soulager les entreprises. Or, cela n'apparaît possible que si le franc sort du système monétaire européen dans la mesure où, pour défendre la parité de sa monnaie, la France est contrainte d'aligner ses taux directeurs sur ceux de l'Allemagne. À défaut, le franc devient moins attractif ; les investisseurs s'en détournent ; la spéculation se profile. Or, la Bundesbank se refuse à baisser ses taux élevés qui raréfient la monnaie et limitent les risques d'inflation – sa bête noire depuis la réunification.

Pour lutter contre la spéculation, les autorités françaises et allemandes ont eu recours à toutes les défenses possibles :
– Les déclarations politiques pour tenter de désamorcer la crise en clamant leur attachement au maintien de la parité franc-Mark. Mais les boursiers ont été de moins en moins impressionnés.
– Les interventions concertées des banques centrales pour acheter du franc et vendre du Mark. Toutefois, leurs réserves ne sont pas illimitées. Rien que du 8 au 15 juillet, la Banque de France a dû dépenser quelque 20 milliards de francs.
– La hausse des taux d'intérêt à très court terme pour réduire la capacité de nuisance des spéculateurs qui jouent avec de l'argent emprunté. Mais cette hausse se répercute à terme sur l'économie en décourageant entreprises et consommateurs.
– La baisse des taux directeurs par la Buba (banque centrale allemande) est l'argument le plus convaincant sur un marché. Or, l'institution s'est fait prier. Le 29 juillet, elle consentait à baisser légèrement son taux Lombard mais non son taux d'escompte (plus significatif).

Tous ces contre-feux n'ayant eu que peu d'effets, le franc étant sans cesse attaqué au point de tomber à son cours plancher SME de 3,353 8 F pour un Mark, les gouvernements ont dû se résoudre à réformer, le 1er août, le système monétaire européen. Ils pouvaient accélérer l'Union économique et monétaire entre la France, l'Allemagne et le Benelux ; ils ont préféré assouplir le SME en élargissant les marges de fluctuations que les monnaies doivent respecter. Les boursiers savourent alors leur victoire.

Le spéculateur Soros

Les boursiers ont trouvé leur maître au cours de cette année riche en rebondissements. À la fin de 1992, le financier américain d'origine hongroise George Soros spéculait contre la livre britannique jusqu'à obtenir sa dévaluation et sa sortie du SME, empochant un milliard de dollars en une nuit. Sa force de frappe financière est telle qu'il inquiète les banques centrales, parce que nombre d'investisseurs admiratifs calquent leurs positions sur la sienne. Cet effet « imitation-boule de neige » s'est répété quand Soros investit en juin dans l'immobilier en Angleterre, et en début d'année sur le marché de l'or : les cours s'envolent. En revanche, les cours du franc ont fortement chuté quand il eut averti haut et fort que le franc n'était ni à sa valeur ni à sa place dans le SME, et que les taux d'intérêt devaient impérativement baisser en France. Il eut raison et satisfaction sur toute la ligne.

Records historiques

À la fin du mois d'août, la Bourse de Paris est euphorique. Consécutivement, le Cac 40 bat tous les records : le 31, l'indice atteint son plus haut niveau à 2 222 avant de finir à 2 216, 49. En moyenne, une action achetée en janvier vaut presque 20 % de plus à ce moment-là. En pleine crise économique ! En fait, le raisonnement des investisseurs est moins économique que financier. Économiquement, tout va mal : la consommation ne repart pas, les résultats des entreprises sont dans le rouge, et il est admis que la baisse des taux d'intérêt mettra 18 mois avant de profiter aux acteurs économiques ; financièrement, les boursiers font leurs comptes et mettent en pratique le système des vases communicants. L'emprunt Balladur et la baisse des taux font glisser l'épargne populaire vers le marché des actions. À la tête de fonds d'investissements considérables, les opérateurs étrangers ne s'y trompent pas et se placent massivement au palais Brongniart.