Les uns et les autres cherchent moins à gagner sur les changes qu'à éviter de perdre ; ils s'efforcent de se couvrir au moindre coût. S'ils spéculent (au sens littéral du terme), c'est qu'ils tentent de deviner l'avenir, d'anticiper l'évolution future ou l'événement, non par jeu mais par nécessité ou par fonction, pour défendre les intérêts des entreprises qui les emploient. Il est bien évident que cette défense n'est pas sans incidence sur l'emploi du pays où ils exercent leur activité.

La crise du franc

Dans ces conditions, le signal de départ de l'attaque spéculative est donné, dans la majorité des cas, par l'événement qui peut influencer à la baisse le cours de la monnaie. Du côté des opérateurs, leur activité consistera à savoir si tel événement peut faire réagir le marché à la baisse. À cet effet, ils doivent constamment veiller à prendre de l'information, à l'évaluer et à l'interpréter ; en un mot, ils doivent à tout moment anticiper pour réaliser des ventes bénéficiaires permettant ainsi d'éviter des pertes éventuelles. Dans le cas de la crise du franc au mois de juillet-août 1993, les opérateurs ont pris en compte la situation ou plus exactement les « fondamentaux » de l'économie française (c'est-à-dire la hausse des prix et des salaires, l'équilibre courant du commerce extérieur, le volume de l'emploi, le niveau des taux d'intérêt à court et à long terme, etc.). De cette première analyse, les opérateurs ont déduit que, face à la montée accélérée du chômage, le gouvernement français serait obligé de renoncer à la politique du « franc fort » et de faire baisser les taux d'intérêt afin de relancer l'économie. Le flux normal des dépôts étrangers dans les banques françaises s'est alors brutalement interrompu. Au lieu de continuer à acheter des francs, les services de trading (achat et vente de devises et de valeurs mobilières) des non-résidents les ont empruntés pour acheter des Marks, escomptant rembourser ultérieurement dans une monnaie dévaluée. Baisse des dépôts et gonflement des emprunts doivent être regardés comme des opérations qui annoncent immanquablement des attaques monétaires sur les marchés des changes. Par ailleurs, des rumeurs de sortie du franc du système monétaire européen (SME) lancées à Londres naturellement, et aussi à Paris ont accrédité l'hypothèse selon laquelle le franc n'éviterait pas la dévaluation. En même temps, les opérateurs, surtout étrangers, ont évalué avec pessimisme les possibilités de défense du franc. Ils ont supputé que, sur un plan technique, l'arme des taux d'intérêt que l'on pourrait relever ne pourrait plus guère être utilisée, sauf extrême urgence, et serait inopérante en période de récession caractérisée. De même, ils ont douté que la Banque fédérale d'Allemagne appuie son homologues française, soit par un soutien direct, soit par une nouvelle baisse de leurs taux directeurs. Ils ont été confortés dans cette opinion par les propos imprudents du ministre français de l'Économie, Edmond Alphandéry, qui, au début de juillet 1993, « voulait discuter avec les Allemands des conditions d'un nouvel assouplissement de crédit ». Toutes les conditions (techniques, psychologiques) étaient réunies pour que l'attaque spéculative réussisse. Tous les opérateurs sont entrés dans le jeu : ceux qui géraient des trésoreries positives comme ceux qui attendaient des recettes d'exportation, les industriels comme les financiers, les résidents comme les non résidents, les gestionnaires comme les professionnels joueurs. Les banques centrales ont avancé en pure perte l'équivalent de 330 milliards de francs. La Banque de France avait vu en même temps fondre ses réserves de change, de sorte qu'elle ne semblait plus en mesure de résister à la prochaine attaque spéculative.

Les réajustements de parités, comme l'élargissement considérable des marges de fluctuation à l'intérieur du SME (30 % au total), décidés le 2 août à Bruxelles, ne concluaient pas seulement une intense période spéculative : ils remettaient gravement en cause le processus d'unification monétaire européen.

Pascal Riché et Charles Wyplosz, l'Union monétaire de l'Europe, Le Seuil-Point, 1993.

Gilbert Rullière