En effet, la Fin de l'histoire est un livre paradoxal : Fukuyama y présente la démocratie libérale comme le meilleur des régimes pour les hommes libres tout en s'interrogeant sur les formes de liberté qu'elle rend possibles. Sur un versant, la Fin de l'histoire prolonge l'article de 1989 en montrant, grâce à une connaissance remarquable des sociétés d'Amérique latine et du Proche-Orient, que la démocratie est l'avenir inéluctable des sociétés historiques. Pour Fukuyama, le ressort de la démocratisation n'est pas le développement économique, comme l'a longtemps laissé entendre l'hypothèse développementaliste d'un Rostow par exemple, mais la recherche de la dignité humaine, le désir de reconnaissance tel qu'il a été formulé par Hegel dans la dialectique du maître et de l'esclave. Telle est la thèse mise en avant : la démocratie progresse car l'homme n'est pas seulement un loup pour l'homme et que tout homme recherche la reconnaissance des autres hommes.

Pessimisme

Mais à ce versant hégélien correspond un second versant plus pessimiste qui reprend l'interrogation nihiliste de Nietzsche : l'Homo democraticus n'est-il pas un survivant ? N'observant plus alors les sociétés qui cherchent à se libérer de la domination autoritaire ou du joug totalitaire, Fukuyama se penche sur le sort de sociétés démocratiques au sein desquelles il observe moins une apathie qu'un climat nihiliste, une absence de hiérarchie des valeurs conduisant les « derniers hommes » à inventer de nouvelles formes à la lutte du maître et de l'esclave que l'Homo democraticus croyait pourtant avoir surmontée. Doublant sa lecture de Hegel par celle de Nietzsche, Fukuyama souligne deux points : d'une part, la démocratie a perdu son ennemi idéologique à l'extérieur ; au risque de le retrouver en son propre sein, elle ne peut donc plus se fonder sur le conflit qui l'oppose au communisme pour assurer sa propre légitimation. D'autre part, il n'est pas sûr que le cours actuel de la démocratie favorise la progression de la dignité humaine. Retrouvant à la fois les accents de Nietzsche et de Marx, Fukuyama s'interroge sur l'hypothèse égalitaire : l'égalitarisme démocratique est-il encore supportable quand les liens entre les individus ne sont plus orchestrés par la symphonie de l'histoire ?

Croyant s'en prendre à Fukuyama. Jean Baudrillard ne dit pas autre chose dans l'Illusion de la fin (Galilée, 1992), où il affirme que la mort du communisme condamne tout idéal et que l'homme des démocraties n'a désormais plus d'autre action concevable que le recyclage d'une histoire déjà passée : « L'histoire est allée au bout de ses possibilités. C'est pour cela qu'elle ne peut que faire volte-face ou se réitérer. Elle n'a pas réussi à échapper dans le vide. C'est pour cela qu'elle est devenue interminable, ne laissant place qu'à une immortalité négative. »

Europe

À l'automne de l'année 1991, plusieurs revues ont tenté de poser les jalons des différents débats politiques, institutionnels, historiques ou culturels que l'accélération du processus liée au traité d'union politique et monétaire allait inéluctablement déclencher. Mais ces premières discussions n'ont guère retenu l'attention à l'époque, il aura fallu attendre la décision présidentielle, qui a suivi la non-ratification du traité de Maastricht par le Danemark, pour que des échanges portant sur la souveraineté, sur les rôles respectifs de la nation et des institutions supranationales, puissent enfin émerger. Si on a souligné la qualité des échanges qui se sont alors déroulés dans l'arène politique – le Discours pour la France de Philippe Séguin, prononcé à l'Assemblée nationale (Grasset, 1992), en est le meilleur témoignage, de l'aveu même de ses adversaires –, l'erreur serait de croire que le débat s'est résumé à une nouvelle version de la polémique confrontant rituellement, dans la France jacobine, les partisans d'un fédéralisme européen et les anti-Européens défenseurs de la République. Une erreur d'autant plus dommageable que les lignes de clivage qui ont surgi dans le cadre de la discussion sur Maastricht ne recoupent pas l'opposition idéologique traditionnelle de la droite et de la gauche.

Révélateur

Paradoxalement, le débat sur l'Europe a joué le rôle d'un révélateur inattendu des interrogations et des inquiétudes de la société française qui sont restées pendant des années d'autant plus latentes, inexprimées, qu'elles ne parvenaient plus à s'exprimer dans le langage politique traditionnel. Loin de se réduire à une dénonciation du pouvoir technocratique incarné par la Commission de Bruxelles, la polémique s'est rapidement déployée dans deux directions : d'une part, elle a favorisé le surgissement d'une interrogation sur le cadre approprié de l'action politique dans une société démocratique (niveau national, infranational, supranational) ; et elle a, d'autre part, souligné le rôle ambigu des États nationaux ainsi que les ambiguïtés d'une idéologie juridique générant l'illusion d'une « fin du politique ».