Une partie des Français, ceux qui avaient vécu sans dommage les années de crise (parce qu'ils se trouvaient dans des secteurs professionnels protégés) se sont retrouvés promus au rang, fort envié, de bourgeois. D'autres, au contraire, se sont prolétarisés au terme d'une lutte difficile dans une conjoncture défavorable. Les moins armés pour cette bataille ont été marginalisés, paupérisés, centrifugés par la machine inégalitaire qui s'était mise en marche pendant les années 80.

De nouvelles classes ont donc commencé à apparaître, et avec elles de nouvelles luttes des classes. Bien sûr, celles-ci ne répondent plus au schéma obsolète de l'affrontement entre patrons et travailleurs, entre exploiteurs et exploités, pas plus d'ailleurs qu'à la césure traditionnelle entre des idéologies réputées de droite et de gauche. Les ferments de cette lutte des classes sont d'une autre nature, que l'on peut qualifier de socio-démographique.

L'âge y joue un rôle important et nouveau. Les adolescents trouvent des raisons de s'opposer aux adultes, qui leur laissent en héritage un monde menacé, et des « trous » à boucher (celui de la couche d'ozone ou celui de la Sécurité sociale). Les jeunes, d'une manière générale, commencent à en vouloir aux vieux, dont ils devront payer les longues et coûteuses retraites.

Mais on observe aussi d'autres affrontements, d'autant plus dangereux que leurs protagonistes en sont le plus souvent inconscients. Ainsi, certains hommes commencent à en vouloir aux femmes, qui, en leur enlevant leurs prérogatives, les obligent à des révisions parfois déchirantes. Les actifs regardent parfois avec envie les inactifs qui ont la chance de ne pas être pris dans le jeu d'une compétition de plus en plus sévère dans la vie professionnelle et sociale. On retrouve une attitude semblable à l'égard des fonctionnaires, qui la renforcent en revendiquant souvent maladroitement le maintien de leur pouvoir d'achat ou le renforcement de leurs divers avantages.

Le triomphe du modèle bourgeois

Ce n'est pas par hasard que le triomphe récent du capitalisme coïncide avec la domination en France du modèle bourgeois. On ne saurait oublier que la notion de bourgeoisie est apparue au Moyen Âge (vers 1240), en même temps que le capitalisme, et qu'elle lui est étroitement associée.

Les bourgeois étaient alors ceux qui détenaient les moyens de production ; ils jouaient un rôle essentiel dans le développement économique. C'est encore le cas aujourd'hui, même s'ils sont beaucoup moins souvent propriétaires de l'outil de travail et s'ils se dissimulent sous l'appellation de cadres (moyens, supérieurs ou dirigeants) ou de professions libérales.

Les manifestations de cette attirance pour le modèle bourgeois sont multiples. Les produits ou les activités « populaires » ne sont plus à la mode, qu'il s'agisse de sports, de vacances, de la façon de s'habiller, de manger ou même de parler. L'élitisme et le luxe concernent, paradoxalement, une masse de gens de plus en plus grande. L'hédonisme est la valeur dominante. Le goût de la sécurité et celui du confort s'étendent à toutes les couches sociales et les Français dépensent une part croissante de leurs revenus pour tenter de les satisfaire.

Mais le triomphe de la bourgeoisie porte en lui son propre déclin. L'élitisme de masse ne peut engendrer que la fuite en avant pour ceux qui se sont laissé rattraper et qui doivent chercher sans cesse de nouveaux moyens d'afficher une position sociale dominante. Pour tous ceux qui ne peuvent accéder au modèle, la frustration est de plus en plus grande, car tout le système social, institutionnel, médiatique leur clame qu'ils y ont droit. La dictature douce des normes sociales qui s'est insensiblement mise en place est assez largement responsable du malaise ambiant.

Vers un nouvel équilibre

Face à la complexité de la société française, à ses inquiétudes, à ses revendications souvent floues et contradictoires, chacun se sent aujourd'hui un peu dépassé. Les Français, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive à titre personnel, sont évidemment incapables de porter un jugement sur l'état de leurs concitoyens. Les médias, en privilégiant le fait à l'analyse, ne les y aident guère. Les hommes politiques, trop préoccupés par leurs propres difficultés et soucieux de ne pas être impopulaires, se gardent de prendre des mesures audacieuses. Quant aux sociologues, ils n'ont pas encore abouti dans leur réflexion et, craignant d'être démentis par la suite des événements, peu s'aventurent à en prédire la succession. Les historiens ne trouvent pas dans le passé de périodes semblables à celle-ci ; privés de références, ils sont donc condamnés à se taire.

Les Français, pour beaucoup d'entre eux, ont souffert en silence pendant quelques années. Il faut s'attendre à ce qu'ils soient demain plus nombreux à le faire bruyamment. C'est à la fois la condition et le prix à payer pour que naisse enfin un nouveau système de valeurs plus conforme aux attentes individuelles et aux nécessités collectives. Ce ne sera rien de moins qu'un nouvel humanisme.

Gérard Mermet