Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

Si bien que l'héritage gaulliste, si populaire aujourd'hui, ne permet plus de nourrir l'ambition politique d'un seul homme, ne peut plus être capté par un seul parti, quelle que soit son étiquette : le gaullisme est, désormais, le bien commun de tous.

Le général était politiquement mort d'un mot d'ordre, celui des manifestants de mai 1968 : « Dix ans, ça suffit. » Après dix ans de règne, M. Mitterrand craint d'être à son tour atteint par un tel slogan. Pourtant, les difficultés du pouvoir tiennent moins à la situation politique du pays qu'aux maux de la société française elle-même.

Le mal français

Sur le plan politique, Michel Rocard a franchi victorieusement l'épreuve de la censure, déclenchée par les trois formations de l'opposition parlementaire, auxquelles se sont joints les députés communistes, contre le projet d'instauration d'une contribution sociale généralisée (CSG). Le Premier ministre, après deux ans et demi passés à l'Hôtel Matignon, ainsi que le PS (qui ne se remet pas de son désastreux congrès de Rennes) ont toutefois terminé l'année en position plus fragile. La première raison de cette fragilité rocardienne tient à l'attitude du Parti communiste, que Georges Marchais parvient toujours à contrôler, malgré l'offensive portée contre lui lors du 27e congrès par l'ancien ministre Charles Fiterman. Le PC, en votant la censure, a pris le risque de quitter définitivement la majorité présidentielle, posant brutalement au PS le problème de ses alliances électorales en vue des scrutins de 1992 (régionales) et 1993 (législatives). La seconde raison de cette fragilité tient à la crise, à peine masquée, des rapports entre le président et le Premier ministre. Le silence de l'Élysée tout au long de la bataille menée par Michel Rocard face à ses opposants a achevé d'édifier la société « politico-médiatique » sur la véritable nature des sentiments de M. Mitterrand.

Mais, au-delà d'une vie politique par ailleurs fort décriée dans l'opinion, au-delà du débat parlementaire sur la CSG, ce sont les difficultés de la société qui ont assailli le gouvernement : manifestations des lycéens, des personnels de justice, révolte des banlieues obligent à reposer la question de l'État. La France, manifestement, ne peut à la fois moderniser les missiles du plateau d'Albion et renouveler la flotte aérienne de ses deux porte-avions, entretenir plusieurs milliers d'hommes hors des frontières et lutter dans le même temps contre la paupérisation qui menace la fonction publique ; celle-ci est écrémée par le haut (du fait de l'attrait du pantouflage) et remplie par le bas, car l'État pare au plus pressé : appliquée à l'enseignement, à la justice, à la santé, tous domaines où la part du dévouement doit être la plus grande, une telle situation nourrit le sentiment que la qualité du service rendu baisse, en même temps que l'État semble investir à fonds perdus.

De même, la France peut-elle davantage continuer de gérer de façon centralisée ce « monstre ingérable qu'est l'Éducation nationale », comme l'ont demandé plusieurs responsables politiques ? Quand l'État est asphyxié, il faut évidemment chercher à lui redonner de l'oxygène. On voit mal qu'il puisse s'en sortir sans un nouvel et vigoureux effort de centralisation.

De ce point de vue, le changement de climat est radical : dans le temple même du « trop d'État » que sont les États-Unis et la Grande-Bretagne, le délabrement des services publics a conduit M. Bush à augmenter les impôts tandis que Mme Thatcher n'a pu se maintenir.

C'est de Londres, en tout cas, que sont venues les appréciations les plus positives sur la situation française. « Désormais vouée au gouvernement raisonnable de leaders responsables, la France est devenue une économie ouverte à monnaie forte », a écrit le célèbre Financial Times, fort louangeur par ailleurs pour MM. Mitterrand et Rocard. Il est vrai que le « mal français », version 1990, tient de la dépression nerveuse et non plus de la maladie économique ; preuve, s'il en était besoin, que la performance économique, devenue un but en soi, ne suffit pas à donner un sens à la vie d'un pays. Au niveau de richesse atteint, c'est d'ailleurs ce sens même qui est en question, alors que le fonctionnement de la société et la répartition de la richesse « produisent » tant d'exclus, qu'ils soient blacks, blancs ou beurs.

Ce déficit de « sens » alimente, en France comme dans beaucoup d'autres pays, un renouveau religieux qui prend parfois le visage de l'intégrisme. « Re-christianisation » en Occident, « re-islamisation » dans les pays arabes, « re-judaïsation » en Israël et dans les communautés juives occidentales : cette simultanéité, parfaitement troublante, issue elle aussi des ruines des idéologies, n'était pas, au seuil de 1991, l'un des moindres aspects de l'ébranlement-remise en ordre générale de la planète.

Jean-Marie Colombani