Il faut dire que la situation est préoccupante. Avec l'équivalent de 600 000 personnes à temps plein en contrat à durée déterminée, 2,5 millions de contrats d'embauché ont été signés en 1988. Ce qui donne une idée de la rotation et de l'importance de la population réellement concernée. Avec l'intérim, on atteint des sommets. 280 000 emplois à temps plein correspondent à 5,5 millions de missions effectuées pour une durée moyenne de trois semaines. Entre deux périodes d'activité, les travailleurs temporaires s'inscrivent à l'ANPE où ils représentaient plus de 50 % des entrées nouvelles en septembre 1989, alors que le licenciement économique intervient maintenant pour moins de 10 %.

Au travers de ces « formes particulières d'emploi », d'origine étatique ou non, voici donc que s'est constitué, à l'occasion de la crise, un vaste secteur qui entretient des rapports distendus avec le travail et dont la collectivité nationale finance la privation d'emploi. Une masse importante de la population active est maintenue à la périphérie de l'emploi traditionnel et stable et vit dans une situation précaire qui la prédestine, presque mécaniquement, aux allers et retours entre le chômage et le travail provisoires, puis qui l'entraîne vers le chômage de longue durée.

L'externalisation

Peu à peu, se constitue un noyau central de salariés protégés, à plein temps, à qui l'on propose de partager la culture d'entreprise, d'adhérer au projet d'entreprise. Ceux-là sont dans une sphère de compétence et méritent des égards. À côté, en autant de cercles concentriques, s'agglutinent les travailleurs à statut atypique qui jouent un rôle d'appoint et peuvent à tout moment être renvoyés vers le chômage. On ne leur demande pas de s'identifier à l'entreprise et à son produit...

En fait, cet autre partage de l'emploi est sous-tendu par plusieurs modifications du comportement des entreprises qui se sont effectuées à la faveur de la crise et à cause d'elle. Il correspond bien à la montée en puissance des activités de service et se relie parfaitement à la volonté des dirigeants de « se recentrer sur le métier » de leur groupe ou de leur société selon une logique dite « d'externalisation ».

Désormais, tout bon gestionnaire limite l'emploi qualifié au strict nécessaire et s'efforce d'extraire ceux qui apparaissent comme des poids morts, étrangers au savoir-faire de sa société. Exit les fonctions de nettoyage, de gardiennage, de restauration collective, voire, dans certains cas, celles des bureaux d'études, de l'informatique ou même de la comptabilité. On fera appel aux « nouvelles formes d'emploi » ou à des sous-traitants, à des artisans et même à des travailleurs indépendants. Le raisonnement vaut d'ailleurs autant pour la main-d'œuvre peu qualifiée, dans le cas du nettoyage, que pour les compétences les plus pointues, dans le cas du consultant, de l'audit ou du conseil.

Mais ce qui peut être jugé favorablement, puisqu'il s'agirait d'un dégraissage justifié par l'obésité de certaines structures, peut aussi dissimuler de graves entorses à la législation. Tous les inspecteurs du travail constatent aujourd'hui une croissance anormale des exemples de fausse sous-traitance, de faux artisanat ou de faux travail indépendant. C'est-à-dire de cas où le travailleur donne l'impression d'être son propre patron, mais où il se trouve en fait maintenu dans un rapport de subordination avec un employeur-client exclusif, naturellement sans protection sociale puisque l'on a substitué un contrat de droit commercial, facilement rompu, à un contrat de travail.

Malheureusement, cette zone-là des nouveaux emplois se révèle encore plus floue que la précédente. On manque de moyens techniques pour la circonscrire. On souffre de l'absence d'outils juridiques performants pour la combattre. Et, par surcroît, il est impossible d'en connaître les contours exacts du simple point de vue statistique.

Des spécialistes aux responsables dans les ministères en passant par les syndicalistes, tout le monde s'accorde à reconnaître que cet autre sous-ensemble de l'emploi prolifère de façon inquiétante. De récentes affaires (notamment lors de la construction du TGV Atlantique ou dans le bâtiment en Rhône-Alpes, au cours de l'été 1989) en ont montré la réalité. Tout cela constitue la partie émergée de l'iceberg, aux contours imprécis. Il resterait encore à découvrir le travail au noir ou le travail clandestin, en progression.

Alain Lebaube
Alain Lebaube appartient au service économique du Monde où il est chargé des problèmes de l'emploi. Il est l'auteur de : l'Emploi en miettes (Hachette, 1988).