Dans ces conditions, il est logique que ceux qui se trouvent au chômage aient encore moins de chance d'en sortir. Le temps joue contre eux et, l'euphorie économique aidant, on a parfois l'impression qu'ils font partie des victimes oubliées. Peu à peu, la France s'est habituée à vivre avec un nombre impressionnant de demandeurs d'emploi. L'explosion sociale ne s'est pas produite alors même que Georges Pompidou prédisait « la révolution » si l'on dépassait le million de chômeurs. Pis, ces derniers sont sortis de l'actualité. Après des années de morosité et de déprime, on préfère se tourner vers les exemples de réussite éclatante...

Les grandes tendances

Tout cela n'aurait pas été possible si, dans le même temps, la pénible traversée de la crise ne s'était accompagnée, et pour cause, d'un lent processus qui, de renoncement pragmatique en choix imposé par la contrainte, a abouti au bouleversement de la structure du marché du travail. En à peine plus d'une décennie, une décomposition s'est produite qui a fait naître ce que les spécialistes, faute de mieux, ont appelé « les nouvelles formes d'emploi » avec le développement, en gros, de la précarité. Mais ce changement a été d'autant plus profond qu'il s'est greffé sur un phénomène venu de plus loin et justifié par la modernisation de l'économie, qui s'est traduit par l'apparition de « nouveaux emplois ».

Dans ses grandes tendances, l'orientation est claire : dans l'agriculture, l'emploi total (salarié et non salarié) a reculé, passant de 5 millions en 1954 à 1,5 million en 1986 ; dans l'industrie, la France est revenue du sommet de 1973 – 6,3 millions de personnes employées – à tout juste 5 millions en 1986, chiffre inférieur aux 5,3 millions de 1954. Le bâtiment et les travaux publics, qui flirtaient avec les 2 millions au début des années 70, se retrouvent à 1,4 million. Seul le tertiaire, qu'il soit marchand ou non marchand, n'a pratiquement jamais cessé d'augmenter ses effectifs en trente ans, exception faite d'un léger passage à vide au plus profond de la crise en 1984-85. Tous confondus, les services employaient 7,3 millions de personnes en 1954. Ils en occupaient 13,2 millions en 1986. Dans la dernière période, leur vitalité a même empêché la catastrophe.

Si la poursuite des courbes signifie quelque chose, il faut croire que, même restructurée, l'industrie de demain ne fournira plus les grandes quantités d'emplois que réclamaient la sidérurgie, la construction navale ou l'automobile. Ces temps-là sont bien révolus, même si les nouvelles technologies viennent relayer les vieux secteurs par leur dynamisme et même si, depuis la fin de 1988, l'industrie est capable de dégager un solde global de postes positif. En vingt ans, le pourcentage d'ouvriers non qualifiés dans les emplois salariés a tout de même chuté de 10 points (27 % en 1969) et celui des ouvriers qualifiés en a perdu 3 autres (38 % en 1969).

En revanche, l'ensemble du tertiaire paraît appelé à un développement continu. Que ce soit dans sa version relativement sophistiquée, avec, par exemple, la floraison des nouveautés en « tique » ou les finances, ou que ce soit dans sa version consumériste avec les services rendus aux entreprises et aux particuliers, dont le commerce et la restauration rapide, pour ne citer que les cas les plus évidents. Toujours est-il que les deux tendances se retrouvent dans les chiffres. La proportion de cadres dans l'emploi salarié a gagné 4,6 points en vingt ans (10,2 % en 1969) et celle des employés, même non qualifiés, progresse de 5,4 points (17,7 % en 1969).

Une autre lame de fond a coïncidé avec ce basculement et s'est accélérée avec la restructuration industrielle de ces dernières années. La part des grosses entreprises de plus de 200 salariés est passée du tiers des emplois en 1975 à moins du quart aujourd'hui. Les petites entreprises de moins de cinquante salariés se sont multipliées ; elles ont augmenté leur poids en nombre d'emplois proposés et, en raison de leur taille, se sont mieux adaptées à la crise que les mastodontes. Ce sont elles qui ont embauché et il faut en voir la confirmation dans le fait que les régions de mono-industrie ou de vieille tradition ouvrière ont plus souffert économiquement de la restructuration que les régions moins lourdement impliquées.

La précarité

Sur ce vaste chamboulement engagé de longue date vient donc se greffer tout ce qui résulte de la récession, dont les effets ont réellement commencé à se faire sentir à partir de 1977, et sans qu'il soit toujours possible de distinguer la cause de la conséquence. C'est ici que l'on pénètre dans une zone de flou, de « halo », selon Claude Thélot (INSEE), qui consacra un numéro spécial de la revue Économie et statistiques (no 193-194) à ce sujet.