Le putsch de la Toussaint

C'est ainsi que l'on a bientôt nommé l'événement annoncé le 1^er novembre par M. Jean Fournet-Fayard, président de la Fédération française de football : Michel Platini remplaçait Henri Michel comme sélectionneur de l'équipe de France.

Certes, après les mauvais résultats obtenus par la France depuis sa troisième place lors du Mundial de Mexico en 1986, et plus encore après le score nul et humiliant concédé à l'équipe de Chypre, le 22 octobre, à l'occasion d'un match de qualification comptant pour la prochaine Coupe du monde qui aura lieu en Italie en 1990, les jours d'Henri Michel à la tête de la sélection étaient comptés.

En acceptant la proposition du président de la FFF, l'ancien capitaine des Bleus fait figure, à tous égards, d'homme providentiel, même si l'identité de celui qui organise toutes ces tractations peut expliquer bien des choses. Claude Bez, le président des Girondins de Bordeaux, à la personnalité très contestée, passe en effet pour être le plus grand affairiste du football français auprès duquel Bernard Tapie, son homologue de l'Olympique de Marseille, fait pâle figure. Ce dernier n'est d'ailleurs pas le seul à manifester son hostilité à la nomination de Claude Bez au poste d'intendant général de l'équipe de France.

Le 3 novembre, Michel Platini présente à la presse le plan d'action de la nouvelle direction du football français dont Gérard Houllier, ancien entraîneur du PSG, constitue le troisième pôle. À cette occasion, il prévient qu'il donnera sa démission s'il n'obtient pas la qualification pour le Mondial, une qualification qui se jouera d'ailleurs autant sur le terrain que sur le petit écran.

Dans le monde du football aussi, l'argent constitue le nerf de la guerre. Michel Platini paraît plus apte qu'Henri Michel à redorer l'image médiatique et publicitaire de l'équipe de France. C'est aussi l'avis de Charles Biétry, de Canal Plus le sponsor qui apporte dix millions de francs par an, et celui de Jean-Claude Darmon (Mediafoot), l'homme qui a mis la publicité au service du football, tous deux très proches de Claude Bez. Au jeu de la surenchère des salaires le football aurait-il perdu son indépendance ?

Le 19 novembre, après une bonne prestation des Bleus et malgré leur défaite– 3 à2 –contre la Yougoslavie, Michel Platini déclare : « On a failli réussir un hold-up », témoignant à quel point la victoire apparaissait depuis quelque temps comme un « interdit » aux footballeurs français. Le moral de l'équipe va donc mieux. C'est une première satisfaction.

Benazir

Une femme à la tête du gouvernement d'un État islamique, une fille qui succède à son père exécuté par pendaison, un retour à la démocratie dans le calme après onze ans de dictature, autant de faits remarquables qui se trouvent cristallisés dans la victoire électorale de Mme Benazir Bhutto. Le 16 novembre, les élections législatives promises par le général Zia ul-Haq, mort dans l'explosion de son avion, le 17 août, et organisées par le président par intérim, M. Ghulam Ishaq Khan, aboutissent en effet au succès de la principale formation d'opposition, le Parti populaire pakistanais (PPP) de Mme Bhutto, sur la coalition gouvernementale de l'Alliance démocratique islamique (IDA), dirigée par M. Nawaz Sharif, chef-ministre du Penjab, la province la plus peuplée du Pakistan. Le PPP remporte 92 sièges de députés sur 237, contre 55 à l'IDA, et ce, malgré la décision de la Cour suprême de limiter l'accès aux urnes aux seuls titulaires de carte d'identité, ce qui a empêché des millions de personnes notamment des femmes, de participer à la première élection libre depuis 1977.

C'est une victoire personnelle pour cette femme de trente-cinq ans, très cultivée, au charme et au charisme indéniables toujours coiffée d'un long voile blanc ; mais il est également certain que l'attrait de la démocratie l'aura emporté, chez les Pakistanais sur le souvenir de l'héritage, qui a prêté à critiques de son père, Premier ministre de 1971 à 1977.

Le 19 novembre, les résultats, beaucoup plus mitigés pour le PPP, des élections provinciales atténuent son précédent succès ; mais entre-temps le soutien de nombreux députés indépendants ainsi que l'alliance conclue avec les 13 élus du Parti des Mohajirs (MQM) permettent à Mme Bhutto de s'assurer une majorité parlementaire. Le 1^er décembre, le président par intérim lui demande de former un gouvernement.

Les intégristes musulmans déniaient à une femme le droit de diriger le pays. De son côté, l'IDA avait bâti sa campagne autour du thème : « Le retour du PPP, c'est le retour des atrocités. » Il aura fallu beaucoup d'habileté à M. Ishaq Khan, beaucoup d'efforts de la part des deux camps et l'atténuation de certaines positions trop radicales du PPP pour que le général Aslam Beg, chef d'état-major de l'armée, qui reste l'arbitre suprême, tolère l'arrivée au pouvoir de la fille d'Ali Bhutto, déposé par le général Zia en juillet 1977 et exécuté sur son ordre en avril 1979.

Face aux nombreux problèmes internes et internationaux auxquels est confronté le Pakistan, il reste toutefois à la populaire Benazir à prouver qu'elle possède la stature d'un véritable... homme d'État.

Le monde à l'envers

La dernière des bombes de la série d'attentats du mois de septembre 1986 a explosé le 18 novembre 1988 à la cour d'appel de Paris. Ce jour-là, M. Gilles Boulouque, magistrat chargé du dossier, est inculpé de violation du secret de l'instruction par le président de la chambre d'accusation, M. Albert Moatty.

Cette inculpation fait suite à la plainte déposée par Fouad Ali Salah, considéré comme l'un des principaux responsables des attentats de 1986, après la publication, dans le Figaro du 26-27 mars, de déclarations imprudentes de M. Boulouque sur la culpabilité de l'inculpé.

Un juge d'instruction traîné en justice par un terroriste, telle est l'image du « crime poursuivant la justice » évoquée par M. Charles Pasqua, ancien ministre de l'Intérieur. Car l'affaire est immédiatement politisée, comme en témoigne, a contrario, la volonté du juge Boulouque de s'adjoindre les services de deux avocats appartenant à deux sensibilités différentes. La présidence, le gouvernement et la chancellerie, en la personne de M. Pierre Arpaillange, peuvent se montrer surpris, voire consternés, par la décision jugée précipitée et volontairement spectaculaire de M. Moatty.

Elle n'en est pas moins en conformité avec la condamnation par le Syndicat de la magistrature, situé à gauche, de la cellule antiterroriste mise en place par la droite au palais de justice en septembre 1986. En effet, la 14^e section du parquet, qui centralise toutes les affaires de terrorisme à Paris et avec laquelle travaille le juge Boulouque, collabore plus fréquemment avec le ministre de l'Intérieur qu'avec celui de la Justice.

Le 23 novembre, à l'Assemblée nationale, la séance des questions au gouvernement tourne au procès de M. Arpaillange. Sur le banc des ministres – et des accusés –, le garde des Sceaux, soupçonné d'avoir couvert l'inculpation du juge Boulouque, symbolise aux yeux de la droite le laxisme des socialistes en matière de sécurité. M. Ladislas Poniatowski (UDF) va jusqu'à affirmer : « Vous venez d'adresser un grand message de sympathie à tous les terroristes du monde. » M. Arpaillange dénonce alors ce « procès en sorcellerie » et la « campagne de calomnie » dont il est victime.

Le jour même, la Cour de cassation annonce toutefois qu'elle laisse au juge Boulouque l'instruction du dossier et qu'elle se prononcera le 21 décembre sur la requête en suspicion légitime déposée par M^e Dominique Inchauspé, l'avocat d'Ali Salah, commis d'office au titre de l'aide judiciaire.

Le libre-échange

Le marché commun nord-américain est sur les rails. La brillante victoire du Parti progressiste conservateur du Premier ministre canadien, M. Brian Mulroney, aux élections législatives du 21 novembre, lève le dernier obstacle à l'entrée en vigueur, au début de 1989, du traité de libre-échange signé en janvier 1988 entre le Canada et les États-Unis.

En remportant 170 des 295 sièges à pourvoir à la Chambre des communes contre 82 pour les libéraux de M. John Tumer et 43 pour les néodémocrates de M. Edward Broadbent, M. Mulroney obtient le plébiscite qu'il espérait pour sa politique de libre-échange. Après les rumeurs de scandale qui avaient éclaboussé son gouvernement, la démission de sept ministres en trois ans et la remontée spectaculaire des libéraux dans les sondages, sa victoire apparaît toutefois comme une surprise. Elle prouve que les milieux d'affaires ne sont pas les seuls à envisager sereinement la disparition des droits de douane avec les États-Unis sur une période de dix ans prévue par le « free trade agreement ». Ses partisans y voient l'occasion de développer de nouvelles industries nationales dans la perspective d'un marché considérablement élargi, et surtout une garantie, renforcée par l'instauration d'un tribunal d'arbitrage indépendant contre le protectionnisme américain.

Mais ce sont les Canadiens eux-mêmes qui choisissent d'oublier que l'unité de leur pays s'est faite autour de ces tarifs douaniers. Après un moment de panique à l'idée de cautionner une politique d'« abandon », ils se montrent finalement insensibles aux arguments nationalistes et quelque peu populistes de MM. Turner et Broadbent, centrés autour de la défense de la souveraineté, de l'identité culturelle, des programmes sociaux et de l'environnement. M. Mulroney n'a-t-il pas promis à ses électeurs qu'ils conserveraient la « canadian way of life » ?

La province de Québec elle-même, autrefois attirée par l'indépendance, vote aujourd'hui conservateur, se sentant encore mieux défendue par la barrière de la langue depuis que M. Mulroney a reconnu, par un accord constitutionnel conclu en avril 1987, qu'elle formait au sein du Canada une « société distincte ». L'Ontario, la province la plus peuplée, siège véritable du nationalisme anglophone, a fait, une fois de plus, le choix inverse de celui du Québec, en soutenant comme nulle part ailleurs le Parti libéral. M. Mulroney l'a emporté logiquement : il est né à Québec...

Un revenu minimum

Le 30 novembre, en adoptant définitivement, à l'unanimité et à main levée, le projet de loi portant création d'un revenu minimum d'insertion (RMI), l'Assemblée nationale réalise ce qui constituait, avec le règlement de la crise calédonienne, l'une des priorités du nouveau gouvernement.

Au cours de la campagne pour l'élection présidentielle, l'idée d'un revenu minimum avait été avancée par plusieurs candidats et figurait en bonne place dans la Lettre à tous les Français de M. François Mitterrand ; mais tous restaient hésitants quant à ses applications concrètes.

Dès sa première réunion en Conseil des ministres le 18 mai, le nouveau gouvernement socialiste souligne l'urgence du projet. Commence alors un vaste débat pour tenter d'en définir les modalités. Quel seuil de pauvreté retenir ? Comment évaluer les ressources des bénéficiaires ? Les étrangers les jeunes les réfugiés politiques y auront-ils droit ? Quel sera le rôle des collectivités locales ? Et surtout, faut-il mettre, comme condition à son octroi, la poursuite d'une formation ou la recherche d'un emploi, afin d'éviter la tentation de l'assistanat. ou bien, comme le demandent les associations caritatives ne pas établir d'exclusion supplémentaire en l'accordant le plus largement possible ?

Après des discussions approfondies les députés finissent par s'accorder sur un texte ; le 12 octobre, ils votent le projet de loi à l'unanimité moins trois voix. Tel qu'il est adopté le texte prévoit que toute personne de plus de 25 ans dont les ressources sont inférieures à 2 000 francs par mois (3 000 pour un couple, plus 600 francs par enfant à charge), recevra une allocation égale à la différence entre ses ressources et ce minimum. Les étrangers titulaires d'une carte de résident ou de séjour temporaire en bénéficieront également. Après une période de trois mois un « contrat d'insertion » devrait fournir aux intéressés formation ou activité. Les premiers versements commenceront dès le début de 1989, pour un coût global, en année pleine, de six milliards de francs environ.

S'il ne vient pas combler un vide absolu – des initiatives locales dans ce sens avaient déjà été prises par une soixantaine de municipalités ou de départements et des allocations spécialisées évitaient aux personnes âgées ou aux handicapés de sombrer dans la misère totale –, le RMI est présenté comme une tentative globale pour maintenir un lien entre le corps social et un secteur de plus en plus marginalisé de la population.

Le mois de Tahar Ben Jelloun

Les Parisiens se souviendront plus du métro fantôme que de Benazir Bhutto. Novembre 1988 aura été en France le mois des paradoxes, ceux engendrés par « la guérilla sociale », pour reprendre la formule d'un ministre du gouvernement socialiste. Les grèves de la RATP, et principalement celles des lignes A et B du RER, ont non seulement perturbé la vie quotidienne de millions d'usagers, mais causé des dégâts dans l'économie française et dans le jeu politique, lequel passionne de moins en moins les Français. Les Parisiens ont redécouvert la chaleur humaine dans les bousculades et ont appris que les camions militaires servent à autre chose qu'à transporter les troupes vers des horizons en feu.

Pendant ce temps-là, à quelques milliers de kilomètres des lignes A et B du RER, une femme, belle, jeune, musulmane sans tchador, remporte les élections parlementaires au Pakistan. Elle devient la première femme à diriger un pays musulman. « Elle a, comme dit M. Ghulam Ishaq Khan, président par intérim, toutes les qualités d'un leader. »

Dans les territoires occupés, deux cent quarante-huit Palestiniens ont été blessés par balles et quatre tués, en ce mois de novembre. C'est le bilan le plus élevé en un mois depuis le début de l'Intifada, en décembre 1987. Le 15, l'OLP annonce, à la fin de la réunion à Alger de son Conseil national, la création d'un État palestinien et reconnaît les résolutions 242 et 238 de l'ONU. Israël ne peut plus se plaindre de ne pas être reconnu par les Palestiniens. Mais cette reconnaissance le gêne : on serre rarement la main tendue de la victime ; on la repousse en faisant croire qu'elle est lépreuse. La France, qui veut jouer un rôle important dans ce conflit, manifeste trop de prudence.

L'information devient le moyen le plus sûr de la lutte contre le SIDA. L'OMS publie en ce mois les chiffres : 120 000 cas recensés dans 140 pays. Informer, c'est prévenir. Mais que dire des pays pauvres, comme Haïti ou certains pays d'Afrique, où il n'y a pas d'argent, ne serait-ce que pour dépister la maladie et entrer dans les statistiques ?

Le dollar est coté aux alentours de 5,90 F.

Jeanne Moreau reprend, au théâtre Mogador, le Récit de la servante Zerline, de Hermann Broch, dans une mise en scène de Klaus-Michael Grüber. Elle dit : « L'oublié porte l'inoubliable dans ses mains vides. Nous nourrissons le temps, nous nourrissons la mort avec tout ce qui a été oublié. L'inoubliable, c'est un morceau d'avenir, c'est un morceau d'intemporel qu'on nous a donné par avance. »

L'Exposition coloniale, le roman d'Erik Orsenna, est un livre gai, drôle et grave en même temps. Il remporte le prix Goncourt. Hadriana dans tous mes rêves, de René Depestre, a le prix Renaudot. C'est la littérature dans ce qu'elle a de plus exigeant et de plus rigoureux qui est récompensée à travers ces deux superbes livres.

Le ciel a été souvent maussade. Et Paris, malgré les embouteillages et la couleur verdâtre de la Seine, a été quelques instants traversé par une lumière tout simplement sublime.

Tahar Ben Jelloun