Dans sa précipitation à vouloir rejoindre les grands de ce monde à la tribune de l'histoire, le président Reagan devait faire face également aux représentants de l'aile droite républicaine. Ceux qui partagent sa philosophie politique et son anticommunisme craignent toujours que le désir du président d'arriver à un accord nucléaire ne l'entraîne sur la mauvaise pente de la détente. Les interrogations en forme de doute auxquelles l'Amérique doit faire face risquent de conduire à un certain isolationnisme dont les Européens ont bien peur de pâtir. Grande est la crainte de voir l'URSS exploiter ces incertitudes pour contraindre les États-Unis à faire admettre à l'Europe ce que ses gouvernements auraient préférer n'avoir pas à accepter. Il en va ainsi pour Paris qui est, à terme, directement concerné par la liquidation des euromissiles. En effet, si le numéro un soviétique avait accepté, lors du sommet de Reykjavik, de mettre de côté les forces de frappe britannique et française, la perspective de l'entente américano-soviétique bouleverse nécessairement les données du problème.

Les embarras de Paris

Au moment où s'ouvrait à Genève une nouvelle session des négociations soviéto-américaines sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), un responsable soviétique soulignait que les propositions de l'URSS en vue d'une élimination complète des euromissiles « ne veulent pas dire que les potentiels britannique et français sont ignorés ». Dont acte. Dans l'hebdomadaire Temps nouveaux, M. Viktor Karpov, chef du département désarmement au ministère des Affaires étrangères, insistait « Nous estimons que la liquidation des missiles de portée intermédiaire soviétiques et américains en Europe doit être le premier pas vers l'élimination de toutes les armes nucléaires sur le vieux continent. Et, naturellement, la Grande-Bretagne et la France devront se joindre à ce processus. » Le « processus » ainsi amorcé dans le cadre élargi des rapports est-ouest agite bien le spectre d'une dénucléarisation des forces en présence. Il est tout aussi clair qu'à partir du moment où les Américains et les Soviétiques parviendront à s'entendre sur les modalités de la disparition de leurs arsenaux nucléaires, le splendide isolement français risque d'être pour le moins entamé.

On voit mal, à Paris comme à Londres, comment éviter que les forces autonomes franco-britanniques n'apparaissent un jour sur la table des négociations. Au regard de l'opinion publique, la perspective d'une France seule, à l'extrémité de l'Europe occidentale, à défendre le maintien d'un arsenal nucléaire va s'apparenter de plus en plus à un exercice de funambule. D'autant que des soucis électoraux à court terme peuvent très bien s'accommoder d'une « finlandisation », dont les échéances sont de fait peu précises. Et quand bien même Paris avancerait une fois de plus l'argument du consensus national en matière de défense pour justifier son refus d'intégrer tout ou partie du processus de désarmement, ce fameux « consensus » laisse apparaître quelques inquiétantes fêlures. Ainsi, 60 p. 100 des Français désapprouvent la décision de certains États européens d'abriter des missiles nucléaires américains. Dans l'hypothèse d'une disparition orchestrée du nucléaire, seront-ils aussi nombreux pour défendre leur force de frappe ? Si Paris et Londres peuvent continuer à moderniser et à améliorer leur dissuasion nucléaire, ils savent que, désormais, ils le font à découvert.

« Un créneau historique »

C'est au moment où les débats sur la défense de l'Europe reprenaient de la vigueur que l'offensive de Mikhaïl Gorbatchev s'est faite la plus vive. La perspective prochaine du « grand marché » européen n'est sans doute pas étrangère à l'activisme diplomatique du numéro un soviétique. C'est du moins l'hypothèse émise par certains milieux diplomatiques. Les Soviétiques estimeraient que les années à venir seront marquées par une relative stabilité politique des gouvernements en Europe occidentale. S'ouvrirait alors une période au cours de laquelle ces différents gouvernements pourraient peser d'un poids propre dans le jeu politico-stratégique international. Les propositions de Mikhaïl Gorbatchev prennent, dans cette hypothèse, le caractère d'une course de vitesse destinée à ralentir la construction européenne. En isolant la République fédérale allemande, soutien obligé de l'idée même de défense européenne, Gorbatchev entend restreindre l'autonomie de Bonn, et, par conséquent, accentuer le jeu de la dépendance politique de la capitale ouest-allemande vis-à-vis de Moscou. Ainsi, le retrait des Pershing et des missiles de croisière serait, en réalité, l'occasion d'un « transfert » de dépendance. Déliée d'une partie de la garantie nucléaire américaine, la RFA devra composer, comme les États qui l'ont précédée, avec la politique du réel.