Toutefois, l'anticommunisme s'exprime en termes cassants par ceux-là mêmes qui ont, dès 1948, parlé de socialisme. Ainsi le prestigieux Muḥammad Ghazālī, un ancien Frère musulman égyptien, alors qu'il était directeur du bureau de la mission au ministère des Wakfs et Affaires religieuses (1973-1975), après son retour d'Arabie Saoudite, déclarait dans un avis juridique autorisé (fatwā), que « le communisme menace le principe de propriété privée, car pour lui toute chose est propriété collective de la société... L'athéisme est l'une de ses composantes ; il refuse totalement toute forme d'institution religieuse dans la société... L'islam comporte dans son essence même un ordre des biens et de la politique qu'il est impossible d'accommoder avec le communisme autant dans la vie pratique que du point de vue doctrinal ».

Signification des « intégrismes » islamiques

Les « intégrismes islamiques » expriment l'échec du tiers-mondisme « économiste » qui enchantait les années 50 et 60. Ils expriment par des symboles religieux la protestation d'une culture populaire jusqu'à présent bafouée.

Le refus de l'économie

Les économistes de l'Est et de l'Ouest encourageaient fortement l'« illusion économiste » selon laquelle tout pays du tiers-monde pouvait immanquablement, par une planification autoritaire, rejoindre les pays avancés, en s'occidentalisant le plus possible. Aujourd'hui, frustrée par son insuffisante intégration au travail productif national, déçue dans son attente des avantages matériels annoncés, par le coût des grands projets intérieurs et, souvent, des aventures extérieures, la base sociale des régimes « développementalistes » de type nassérien fait germer elle-même le courant islamiste actuel. Ce dernier ne prétend pas rejeter le modernisme technique, culturel et politique, mais revendique une modernisation autochtone, en marge des structures bureaucratiques, personnalisée, maîtrisée et idéalement satisfaisante sur les plans matériel et intellectuel par le recours à l'islam comme « culture populaire ». Le terme « intégrisme » convient mal, on le voit, à ce mouvement général.

Le retour à une culture populaire

L'« islamisme » actuel est ainsi une nouveauté, mais seulement dans la mesure où il est l'expression démocratique de la culture populaire. Les systèmes de type nassérien sont perçus comme le négatif d'une image positive à venir. Le nassérisme est désormais démobilisateur ; c'est le courant islamiste qui mobilise. Les Frères musulmans libres et leurs proches ont souvent animé des organisations d'entraide, d'instruction et de soins, dans les quartiers, les universités, parfois les villages. Les islamistes radicaux actuels ont même parfois sécrété une contre-société, close et sans rapport avec la société existante, mais profondément solidaire, comme le groupe Takfīr wa-hijra (Anathème et retrait), en Égypte, dans les années 70. Enfin, les régimes autoritaires ont parfois torturé à mort dans les prisons ; toute la population avait à ce propos des informations précises et indiscutables. On nourrissait ainsi la mobilisation politique islamique d'opposition. Cette vague « intégriste », mondiale depuis 1970, peut effrayer. Elle devrait rassurer, s'il s'agit bien d'un mode de modernisation autochtone plus proche de la culture populaire, et non d'un mythique retour au Moyen Âge antimodernisateur.

L'essor politique de l'islam

Avec les années 70, cet « islam politique » prend naissance, comme une vague de fond, à travers l'ensemble du monde musulman. Il y a une communauté de vues, de revendications, de méthodes d'action même. Il y a une parenté déjà ancienne entre les Frères musulmans en Égypte et la Communauté islamique (Djama«at i-islāmī) indienne, cachemirienne et pakistanaise. Le prestige du fondateur de cette communauté, Mawdūdi, des Égyptiens « martyrs », comme Bannā, fondateur des Frères musulmans, et Quṭb, leur penseur radical, favorise la formation d'une véritable Internationale islamiste ; mais il ne s'agit pas d'une organisation mondiale comme l'était naguère le Komintern. Étouffée par les régimes coloniaux puis, souvent et plus encore, par les régimes de la nouvelle indépendance, la « culture populaire » parvient enfin à s'exprimer, à imposer des chefs, une vue du monde et des lois. Pour les ci-devant révolutionnaires de l'establishment post-colonial, cette émergence est considérée comme foncièrement réactionnaire et obscurantiste. Mais les révolutions nassériennes ou baassistes, leurs armées, leurs plans de développement introduisant des conseillers soviétiques, américains ou européens, leur socialisme créateur de privilégiés sans scrupules, plus féroces pour les pauvres parfois que les ci-devant « féodaux », sont perçus de manière négative. L'évolution de l'opinion publique, mobilisée par cette situation, a aidé fortement à l'explosion de l'islam politique.

Le rôle de l'islam dans l'épanouissement des nationalismes

Souvenons-nous que les mouvements nationaux locaux de lutte pour l'indépendance furent souvent d'inspiration islamique : au Soudan, avec le mahdisme, à la fin du xixe siècle ; en Libye, avec le mouvement politico-religieux de la Sanūsiyya, au début du xxe siècle ; en Algérie, avec l'État coranique d«Abd el-Kader en Oranie, dont l'État islamique est réimprimé et diffusé aujourd'hui ; puis avec le rôle, décisif pour l'accession à l'indépendance, de l'Association des ulémas, fondée en 1932 par Ben Badis, proche de Bannā ; au Maroc, pareillement, avec la république musulmane du Rif. L'histoire du mouvement wahhābite-saoudite, en Arabie, garde une grande influence sur tous les mouvements islamistes L'Inde a été traversée par le grand courant de la Muslim League, auquel le Pākistān d'aujourd'hui doit beaucoup. Dès le début du xxe siècle, l'Indonésie exprime son désir d'indépendance face aux Hollandais par le Sarikat-islam qui est en train de reprendre vigueur. Partout, l'islam a été le point de référence des résistances nationales contre les puissances coloniales. Le même islam, parfois les mêmes mouvements organisés servent actuellement de ferment contre les pouvoirs post-coloniaux européanisés.

Radicalisme et tradition islamiques

L'« intégrisme » islamique sous ses diverses formes d'intervention signifie ainsi avant tout, croyons-nous, un recours général à la foi et à la culture musulmanes que l'on juge oubliées, dénaturées ou colonisées. Même les tenants de la grande tradition de pensée musulmane, sunnite ou chiite, qui est politiquement « quiétiste » et socialement accommodante, pragmatique, doivent aujourd'hui tenir compte des groupes extrémistes, qui héritent de traditions mineures et déviantes. Le tyrannicide et la révolte armée, la guerre sacrée (djihād) comme obligation individuelle et permanente, l'anathème (takfīr) contre des personnes, des groupes, des gouvernants et ses conséquences juridiques et policières, voire militaires, ce sont là des positions discutées et rejetées depuis longtemps par la grande tradition, sunnite et chiite. Mais les exigences de justice sociale et d'équité politique, ainsi que d'efficacité du pouvoir, le sens d'une justice islamique, relèvent de la grande tradition, et les extrémistes actuels contraignent celle-ci à une remise en cause. De là cette volonté d'islamisation croissante des institutions. Rien ne peut permettre d'estimer que cette volonté générale, modérée et réfléchie, soit obscurantiste et ennemie de la modernité. L'« intégrisme » d'aujourd'hui semble pouvoir donner un sursaut à la grande tradition qui, il faut bien le reconnaître, n'avait guère été encouragée par les pouvoirs post-coloniaux de type « révolutionnaire » et « socialiste ». De plus, depuis Rachīd Riḍā et ses émules, l'islam officiel avait privilégié la veine marginale héritée d'Ibn Taymiyya et de ses nombreux diffuseurs modernes, veine politiquement extrémiste et relevant de traditions mineures, orthodoxes certes, mais en symbiose avec des courants extrémistes hétérodoxes rejetés par la grande tradition, aux débuts de l'islam et ensuite. Une partie de l'émigration musulmane, turque en Allemagne, maghrébine en France, indo-pakistanaise en Grande-Bretagne, est gagnée à une « guérilla spirituelle » ; cette tendance reflète une affirmation identitaire dans la perspective d'une société future pluriculturelle, ou, peut-être même, de sociétés interculturelles à long terme. Apparemment, le terrorisme international, parfois qualifié globalement d'islamique ou d'intégriste islamique, n'a pas d'appui dans cette émigration. Une autre partie, en tout cas, contribue notablement à la grande tradition, grâce à quelques intellectuels de qualité.

Olivier Carré
Docteur ès lettres et sciences humaines, diplômé de langue arabe, Olivier Carré enseigne la sociologie de l'islam contemporain à l'université de Paris-III et à l'École des hautes études en sciences sociales. Outre des études sur le conflit israélo-palestinien, il a publié cinq ouvrages concernant le monde musulman, parmi lesquels l'Islam et l'État dans le monde d'aujourd'hui, P. U. F., coll. Politique, 1982 ; les Frères musulmans (1928-1982), Gallimard, coll. Archives, 1983.