Journal de l'année Édition 1985 1985Éd. 1985

Société : le retour du réalisme

Une querelle scolaire particulièrement mobilisatrice, à l'heure des démobilisations généralisées, de vigoureux plaidoyers pour un libéralisme invoqué jusqu'à l'incantation, comme remède à tous les maux, une crise de confiance envers les hommes politiques de tous bords, accompagnée d'un effondrement de toutes les idéologies, la montée d'un néoréalisme fortement teinté d'individualisme... Que retiendra-t-on des grands courants qui ont agité l'opinion en 1984, année charnière à mi-chemin entre mai 68 et l'an 2000 ? Nul encore ne le sait.

Analystes de l'instantané, les sondages tentent bien de cerner, parmi les variations fugitives de l'opinion, ces transformations encore floues et confuses des mentalités comme des comportements. Certes, la société française bouge en profondeur, mais comment décoder, dans le foisonnement si riche des prises de position, les mouvements d'humeur, les réactions épidermiques ou au contraire les tendances fortes.

Mosaïque éclatée

Ainsi trois instituts, le Centre de communication avancée (CCA), la Cofremca et l'Association pour l'étude des structures d'opinions publiques vont plus loin dans l'analyse, en décodant les tendances fortes parmi les changements de mentalité. Trois prismes ne sont pas insuffisants si l'on veut avoir une image quelque peu dynamique de ce paysage mouvant et morcelé de la société.

L'adaptation à cette « crise », évoquée comme une litanie, a radicalisé les comportements. Ainsi, l'image révélée par le CCA est-elle celle d'une mosaïque plus éclatée, car les convictions se sont affermies. Hier, le comportement d'aventure était majoritaire ; aujourd'hui, c'est celui, beaucoup plus frileux et défensif, des conservateurs qui domine. Au grand jeu du sauve-qui-peut, on tente de préserver les acquis. Après les temps bénis du « toujours plus », on semble maintenant préférer celui du « jamais moins ». Les héros aventureux et autres battants manquent-ils de tonus ? Si l'on en croit les observateurs du CCA, une bonne proportion d'entre eux auraient en effet choisi de baisser les bras. Mais, grande nouveauté, le pragmatisme, hier valeur marginale, est aujourd'hui érigé en thème central, dénominateur commun de toutes les tendances. En revanche (c'est l'une des grandes originalités de l'étude CCA), une nouvelle valeur, plus radicale, apparaît en 1984 : l'ascétisme. Pour ces nouveaux rigoristes, la référence aux solides valeurs morales, une vie épurée de tout matérialisme superflu semblent les réponses les mieux adaptées à cette crise qui a tant bousculé les appétits de consommation. Ils sont, sur cette géographie sociale, aux antipodes des « frimeurs » et autres « égocentrés » qui partagent en commun les délices du sensualisme. Ce thème est en effet, avec l'aventurisme, le conservatisme et l'ascétisme, l'un des points cardinaux du CCA.

Alors, faut-il attribuer la diffusion massive du Walkman, plaisir solitaire, à cette vogue sensuelle ou plutôt au courant « autonomiste » décrypté par la Cofremca ? En effet, selon les experts de cet institut, c'est, de tous les courants socioculturels étudiés, celui du « vers davantage d'autonomie » qui connaît l'infléchissement le plus fort depuis 25 ans. Les vieux modèles d'autorité ne passent plus. Les décisions coincent dès que les besoins d'information ou la simple expression de ces nouvelles attentes ne peuvent être formulés. Primauté de la compétence sur le formalisme hiérarchique, que, d'une certaine façon, les lois Auroux ou les cercles de qualité mis en place dans les entreprises ont tenté de prendre en compte. L'entreprise, valorisée, portée aux nues, cette année, saurait-elle donc mieux innover que le système politique ?

Le parler vrai

Codé, irréel, le discours institutionnel ne suscite plus que ricanements ou méfiance. Le « parler vrai » provoque des bourrasques de popularité pour Yves Montand et oblige les hommes politiques à infléchir sérieusement leurs exercices de communication. Crise de crédibilité après tant d'illusions déçues, de certitudes ruinées. Elle a été jusqu'à mettre à mal le vocabulaire en déniant tout sens évident aux vocables de droite, de gauche... Joli défi pour les analystes classiques. Les conservateurs ou les modernistes se retrouvent sous les deux bannières. Bannières infidèles à force d'être réductrices, les clivages sont ailleurs. Entre les archaïques, préservant leurs schémas rituels, et les modernistes, saisissant les opportunités des vastes remises en cause actuelles. À ceux-là, les maîtres mots flexibilité, souplesse, adaptabilité, fleurissant comme autant de sésames, dans toutes les conversations. Alors, après avoir tant misé sur cet « État-providence », assurance de bien-être et de solidarité, on n'y voit plus soudain que les aspects envahissants, boulimiques, étouffants. Certes, le giron de la puissance publique garde ses partisans, mais le slogan du « trop d'État » a pris trop de vigueur et suscité trop d'unanimité en balayant large le spectre politique pour qu'à l'avenir ce souhait — le recul de l'emprise de l'État — ne soit pris en compte.

La dérive à droite

Que de chemins parcourus depuis mai 1981 ! Aux virages très secs du pouvoir politique coïncident, comme le montrent les enquêtes d'Aesop, des revirements d'opinion non moins sinueux. La querelle scolaire, par exemple, a pris une ampleur remarquable au cours du printemps en jouant sur le registre des libertés menacées. Ce n'était sans doute pas qu'un trompe-l'œil, mais le débat, ainsi biaisé, aura escamoté l'essentiel, la qualité de l'enseignement indispensable susceptible de répondre aux défis du prochain millénaire. C'est-à-dire dans 15 ans, juste le délai nécessaire pour former un enfant. Mais, surtout, une stupéfiante dérive à droite se lit sur les enquêtes concernant la plupart des catégories sociales. Et, encore, à cette dérive vers ces valeurs s'ajoutent pour la droite la volonté d'aller vers le repli, pour les professions libérales et les cadres supérieurs la volonté de dramatisation, pour les enseignants, les étudiants, les techniciens et les cadres moyens la volonté du compromis. La géographie de l'opinion sociale, telle qu'elle apparaît en 1984, a donc subi un bouleversement en profondeur depuis mai-juin 1981. Crispations individuelles. Les jeux politiciens de l'été sur le référendum furent un flop discret et les grandes mobilisations classiques s'essoufflent. Se rappelle-t-on ce conflit à propos de 400 emplois menacés, l'affaire Lip, qui avait embrasé l'été des Français il y a dix ans ? Avec quelque recul, cette mobilisation majeure pour un conflit somme toute mineur apparaît bien lointaine. Aujourd'hui, les milliers d'emplois supprimés dans la sidérurgie, l'automobile, les chantiers navals, chez Creusot-Loire, Boussac ou ailleurs ne provoquent plus, en écho, que de bien timides mobilisations. Où sont donc passées les grandes solidarités collectives, s'interrogent les syndicats dont les effectifs ne cessent de fondre ? La peur du chômage pour les uns, celle d'un pouvoir d'achat ébréché pour tous entraînent des crispations individuelles. C'est l'heure du chacun-pour-soi, avec son cortège de corporatismes défensifs. Les classes sociales, hier fortement typées, ont fusionné en une vaste classe moyenne qui met en échec les vieux schémas.